Mais voici que des bouffées commencent à passer, étonnamment chaudes et embaumées de senteurs de plantes : le vent de Sud, presque africain, qui se lève encore une fois, ramenant tout à coup l’illusion de l’été. Et, alors, cela devient pour eux une sensation délicieuse, de fendre l’air si brusquement changé, d’aller vite sous les souffles tièdes, au bruit des grelots de leur cheval qui galope follement dans les montées, flairant le gîte du soir.

Zitzarry, un village de contrebandiers, un village perdu qui frôle la frontière. Une auberge délabrée et de mauvais aspect, où, suivant la coutume, les logis pour les hommes se trouvent directement au-dessus des étables, des écuries noires. Ils sont là des voyageurs très connus, Arrochkoa et Ramuntcho, et, tandis qu’on allume le feu pour eux, ils s’asseyent près d’une antique fenêtre à meneau, qui a vue sur la place du jeu de paume et l’église ; ils regardent finir la tranquille petite vie de la journée dans ce lieu si séparé du monde.

Sur cette place solennelle, les enfants s’exercent au jeu national ; graves et ardents, déjà forts, ils lancent leur pelote contre le mur, tandis que, d’une voix chantante et avec l’intonation qu’il faut, l’un d’eux compte et annonce les points, en la mystérieuse langue des ancêtres. Alentour, les hautes maisons, vieilles et blanches, aux murs déjetés, aux chevrons débordants, contemplent par leurs fenêtres vertes ou rouges ces petits joueurs si lestes qui courent au crépuscule comme les jeunes chats. Et les chariots à bœufs rentrent des champs, avec des bruits de sonnailles, ramenant des charges de bois, des charges d’ajoncs coupés ou de fougères mortes… Le soir tombe, tombe avec sa paix et son froid triste. Puis, l’angélus sonne – et c’est dans tout le village, un tranquille recueillement de prière…

Alors Ramuntcho, silencieux, s’inquiète de sa destinée, se sent comme prisonnier ici, avec toujours ses mêmes aspirations, vers on ne sait quoi d’inconnu, qui le troublent à l’approche des nuits. Et son cœur aussi se serre, de ce qu’il est seul et sans appui au monde, de ce que Gracieuse est d’une condition différente de la sienne et ne lui sera peut-être jamais donnée.

Mais voici qu’Arrochkoa, très fraternel cette fois, dans un de ses bons moments, lui frappe sur l’épaule comme s’il avait compris sa rêverie et lui dit d’un ton de gaieté légère :

« Eh bien ! il paraît que vous avez causé ensemble, hier au soir, la sœur et toi – c’est elle qui me l’a appris, – et que vous êtes joliment d’accord tous deux !… »

Ramuntcho lève vers lui un long regard d’interrogation anxieuse et grave, qui contraste avec ce début de leur causerie :

« Et qu’est-ce que tu penses, toi, demande-t-il, de ce que nous avons dit tous deux ?

– Oh ! moi, mon ami, répond Arrochkoa devenu plus sérieux lui aussi, moi, parole d’honneur, ça me va très bien !… Même, comme je prévois que ce sera dur avec la mère, si vous avez besoin d’un coup de main, je suis prêt à vous le donner, voilà !… »

Et la tristesse de Raymond est dissipée comme un peu de poussière sur laquelle on a soufflé. Il trouve le souper délicieux, l’auberge gaie. Il se sent bien plus le fiancé de Gracieuse, à présent que quelqu’un est dans la confidence, et quelqu’un de la famille qui ne le repousse pas. Il avait cru pressentir qu’Arrochkoa ne lui serait pas hostile, mais ce concours si nettement offert dépasse de beaucoup ses espoirs. – Pauvre petit abandonné, si conscient de l’humilité de sa situation, que l’appui d’un autre enfant, un peu mieux établi dans la vie, suffit à lui rendre courage et confiance !…

VII

A l’aube incertaine et un peu glacée, il s’éveilla dans sa chambrette d’auberge, avec une impression persistante de sa joie d’hier, au lieu de ces confuses angoisses qui, si souvent, accompagnaient chez lui le retour progressif des pensées. Dehors, on entendait des sonnailles de troupeaux partant pour les pâturages, des vaches qui beuglaient au jour levant, des cloches d’églises, – et déjà, contre le mur de la grande place, les coups secs de la pelote basque : tous les bruits d’un village pyrénéen qui recommence sa vie coutumière pour un jour nouveau. Et cela semblait à Raymond une aubade de fête.

De bonne heure ils remontèrent, Arrochkoa et lui, dans leur petite voiture, et, enfonçant leurs bérets pour le vent de la course, partirent au galop de leur cheval, sur les routes un peu saupoudrées de gelée blanche.

A Etchézar, quand ils arrivèrent pour midi, on aurait cru l’été, – tant le soleil était beau.

Dans le jardinet devant sa maison, Gracieuse se tenait assise sur le banc de pierre :

« J’ai parlé à Arrochkoa ! lui dit Ramuntcho, avec un bon sourire heureux, dès qu’il se trouva seul avec elle… Et il est tout à fait pour nous, tu sais !

– Oh ! ça, répondit la petite fiancée, sans perdre l’air tristement pensif qu’elle avait ce matin-là, oh ! ça…, mon frère Arrochkoa, je m’en doutais, c’était sûr ! Un joueur de pelote comme toi, tu penses, c’est fait pour lui plaire, à son idée c’est tout ce qu’il y a de supérieur…

– Mais ta maman, Gatchutcha, depuis quelques jours elle est bien mieux pour moi, je trouve… Ainsi, dimanche, tu t’en souviens, quand je t’ai demandée pour danser…

– Oh ! ne t’y fie pas, mon Ramuntchito ! tu veux dire avant-hier, à la sortie de la messe ?… C’est qu’elle venait de causer avec la Bonne-Mère, n’as-tu pas vu ?… Et la Bonne-Mère avait tempêté pour que je ne danse plus avec toi sur la place ; alors, rien que dans le but de la contrarier, tu comprends… Mais, ne t’y fie pas, non…

– Ah !…, répondit Ramuntcho, dont la joie était déjà tombée, c’est vrai, qu’elles ne sont pas trop bien ensemble…

– Bien ensemble, maman et la Bonne-Mère ?… Comme chien et chat, oui !… Depuis qu’il a été question de mon entrée au couvent, tu ne te rappelles donc pas l’histoire ? »

Il se rappelait très bien, au contraire, et cela l’épouvantait encore. Les souriantes et mystérieuses nonnes noires avaient une fois cherché à attirer dans la paix de leurs maisons cette petite tête blonde, exaltée et volontaire, possédée d’un immense besoin d’aimer et d’être aimée…

« Gatchutcha, tu es toujours chez les sœurs ou avec elles ; pourquoi si souvent ? explique-moi : elles te plaisent donc bien ?

– Les sœurs ? non, mon Ramuntcho, celles d’à présent surtout, qui sont nouvelles au pays et que je connais à peine – car on nous les change souvent, tu sais… Les sœurs, non… Je te dirai même que, pour la Bonne-Mère, je suis comme maman, je ne peux pas la sentir…

– Eh bien, alors, quoi ?…

– Non, mais, que veux-tu, j’aime leurs cantiques, leurs chapelles, leurs maisons, tout… Je ne peux pas bien t’expliquer, moi… Et puis, d’ailleurs, les garçons, ça ne comprend rien… »

Son petit sourire, pour dire cela, fut tout de suite éteint, changé en une expression contemplative ou une expression d’absence, que Raymond lui avait déjà souvent vue. Elle regardait attentivement devant elle où il n’y avait pourtant que la route sans promeneurs, que les arbres effeuillés, que la masse brune de l’écrasante montagne ; mais on eût dit que Gracieuse était ravie en mélancolique extase par des choses aperçues au-delà, par des choses que les yeux de Ramuntcho ne distinguaient pas… Et, pendant leur silence à tous deux, l’angélus de midi commença de sonner, jetant plus de paix encore sur le village tranquille qui se chauffait au soleil d’hiver ; alors, courbant la tête, ils firent naïvement ensemble leur signe de croix…

Puis, quand finit de vibrer la sainte cloche, qui dans les villages basques interrompt la vie, comme en Orient le chant des muezzins, Raymond se décida à dire :

« Ça me fait peur, Gatchutcha, de te voir en leur compagnie toujours… Je ne suis pas sans me demander, va, quelle idée tu gardes au fond de ta tête… »

Fixant sur lui le noir profond de ses yeux, elle répondit, un reproche très doux :

« Voyons, c’est toi, qui me parles ainsi, après ce que nous avons dit ensemble dimanche soir !… Si je venais à te perdre, oui, alors, peut-être…, pour sûr, même !… Mais jusque-là, oh ! non…, oh ! sois bien tranquille, mon Ramuntcho… »

Il soutint longuement son regard, qui peu à peu ramenait en lui toute la confiance délicieuse, et il finit par sourire d’un sourire d’enfant :

« Pardonne-moi, demanda-t-il… Je dis des bêtises très souvent, tu sais !…

– Ça, par exemple, c’est vrai ! »

Alors, on entendit sonner leurs deux rires, qui, en des intonations différentes, avaient la même fraîcheur et la même jeunesse. Ramuntcho, d’un geste de brusquerie et de grâce qui lui était familier, changea sa veste d’épaule, tira son béret de côté, et, sans autre adieu qu’un petit signe de tête, ils se séparèrent, parce que Dolorès arrivait là-bas au bout du chemin.

VIII

Minuit, une nuit d’hiver noire comme l’enfer, par grand vent et pluie fouettante. Au bord de la Bidassoa, au milieu d’une étendue confuse au sol traître qui éveille des idées de chaos, parmi des vases où leurs pieds s’enfoncent, des hommes charrient des caisses sur leurs épaules et, entrant dans l’eau jusqu’à mi-jambe, viennent tous les jeter dans une longue chose, plus noire que la nuit, qui doit être une barque, – une barque suspecte et sans fanal, amarrée près de la berge.

C’est encore la bande d’Itchoua, qui cette fois va opérer par la rivière. On a dormi quelques moments, tout habillés, dans la maison d’un receleur qui habite près de l’eau, et, à l’heure voulue, Itchoua, qui ne ferme jamais qu’un seul de ses yeux, a secoué son monde ; puis, on est sorti à pas de loup, dans les ténèbres, sous l’ondée froide propice aux contrebandes.

En route maintenant, à l’aviron, pour l’Espagne dont les feux s’aperçoivent au loin, brouillés par la pluie. Il fait un temps déchaîné ; les chemises des hommes sont déjà trempées, et, sous les bérets enfoncés jusqu’aux yeux, le vent cingle les oreilles. Cependant, grâce à la vigueur des bras on allait vite et bien, quand tout à coup apparaît dans l’obscurité quelque chose comme un monstre qui s’approcherait en glissant sur les eaux. Mauvaise affaire ! C’est le bateau de ronde qui promène chaque nuit les douaniers d’Espagne. En hâte, il faut changer de direction, ruser, perdre un temps précieux quand déjà on est en retard.

Enfin pourtant les voici arrivés sans encombre tout près de la rive espagnole, parmi les grandes barques de pèche, qui, les nuits de tourmente, dorment là sur leurs chaînes, devant la « Marine « de Fontarabie. C’est l’instant grave. Heureusement la pluie leur est fidèle et tombe encore à torrents. Tout baissés dans leur canot pour moins paraître, ne parlant plus, poussant du fond avec les rames pour faire moins de bruit, ils s’approchent doucement, doucement, avec des temps d’arrêt sitôt qu’un rien leur a paru bouger, au milieu de tant de noir diffus et d’ombres sans contours.

Maintenant les voici tapis contre l’une de ces grandes barques vides, presque à toucher la terre. Et c’est le point convenu, c’est là que les camarades de l’autre pays devraient se tenir pour les recevoir et pour emporter leurs caisses jusqu’à la maison de recel… Personne, cependant !… Où donc sont-ils ?… Les premiers moments se passent dans une sorte de paroxysme d’attente et de guet, qui double la puissance de l’ouïe et de la vue. Les yeux dilatés et les oreilles tendues, ils veillent, sous le ruissellement monotone de la pluie… Mais où sont-ils donc, les camarades d’Espagne ? Sans doute l’heure est passée, à cause de cette maudite ronde de douane qui a dérangé tout le voyage, et, croyant le coup manqué pour cette fois, ils seront repartis…

Des minutes encore s’écoulent, dans la même immobilité et le même silence. On distingue, alentour, les grandes barques inertes, comme des cadavres de bêtes qui flotteraient, et puis, au-dessus des eaux, un amas d’obscurités plus denses que les obscurités du ciel et qui sont les maisons, les montagnes de la rive… Ils attendent, sans un mouvement ni une parole. On dirait des bateliers-fantômes, aux abords d’une ville morte.

Peu à peu la tension de leurs sens faiblit, une lassitude leur vient, avec un besoin de sommeil – et ils dormiraient là même, sous cette pluie d’hiver, si le lieu n’était si dangereux.

Itchoua alors tient conseil tout bas, en langue basque, avec les deux plus anciens, et ils décident de faire une chose hardie. Puisqu’ils ne viennent pas, les autres, eh bien ! tant pis, on va tenter d’y aller, de porter jusqu’à la maison, là-bas, les caisses de contrebande. C’est terriblement risqué, mais ils l’ont mis dans leur tête et rien ne les arrêtera plus.

« Toi, dit Itchoua à Raymond, avec sa manière à lui qui n’admet pas de réplique, toi, mon petit, tu seras celui qui gardera la barque, puisque tu n’es jamais venu dans le chemin où nous allons ; tu l’amarreras tout contre terre, mais d’un tour pas trop solide, tu m’entends, pour être prêt à filer sans bruit si les carabiniers arrivent. »

Donc, ils s’en vont, tous les autres, les épaules courbées sous les lourdes charges ; les frôlements à peine perceptibles de leur marche se perdent tout de suite sur le quai désert et si noir, au milieu des monotones bruissements de l’averse. Et Ramuntcho, resté seul, s’accroupit au fond de son canot pour moins paraître, s’immobilise à nouveau, sous l’arrosage incessant d’une pluie qui tombe maintenant régulière et tranquille.

Ils tardent à revenir, les camarades, – et par degrés, dans cette inaction et ce silence, un engourdissement irrésistible le gagne, presque un sommeil.

Mais voici qu’une longue forme, plus sombre que tout ce qui est sombre, passe à ses côtés, passe très vite, – toujours dans ce même absolu silence qui demeure comme la caractéristique de cette entreprise nocturne : une des grandes barques espagnoles !… Cependant, songe-t-il, puisque toutes sont à l’ancre, puisque celle-ci n’a ni voiles ni rameurs…, alors, quoi ?…, c’est que c’est moi-même qui passe !… Et il a compris : son canot était trop légèrement amarré, et le courant, très rapide ici, l’entraîne, – et il est déjà loin, filant vers l’embouchure de la Bidassoa, vers les brisants, vers la mer…

Une anxiété vient l’étreindre, presque une angoisse… Que faire ?… Et, ce qui complique tout, il faut agir sans un cri d’appel, sans un bruit, car, tout le long de cette côte qui semble le pays du vide et des ténèbres, il y a des carabiniers, échelonnés en cordon interminable et veillant chaque nuit sur l’Espagne comme sur une terre défendue… Il essaie, avec une des longues rames, de pousser du fond pour revenir en arrière ; – mais il n’y en a plus de fond ; il ne trouve que 1’inconsitance de l’eau fuyante et noire, il est déjà dans la passe profonde… Alors, ramer coûte que coûte, et tant pis !…

A grand-peine, la sueur au front, il ramène seul contre le courant la barque pesante, inquiet, à chaque coup d’aviron, du petit grincement révélateur, qu’une ouïe fine là-bas pourrait si bien percevoir. Et puis, on n’y voit plus rien, à travers la pluie plus épaisse qui brouille les yeux ; il fait noir, noir comme dans les entrailles de la terre où le diable demeure.