Nous travaillions à la même table, l’un en face de l’autre ; j’assistais ainsi à tous ses entretiens avec ses clients, et il fallait qu’il s’agît d’affaires bien graves pour qu’il m’éloignât en me faisant faire une course. Jamais je ne l’ai vu céder à une prière ni retarder ou abandonner une poursuite ; aux larmes, aux supplications, aux raisons les plus touchantes, il restait aussi indifférent que s’il eût été sourd. Puis, quand il commençait à s’ennuyer, il tirait sa montre et la posait sur son bureau.
– Je n’ai pas plus les moyens de perdre mon temps que mon client n’a ceux de perdre son argent, disait-il ; si vous avez encore quelque chose à dire, je suis à votre disposition, seulement je vous préviens que c’est quatre francs l’heure. Il est midi quinze minutes, allez.
Les pauvres femmes qui pleuraient et suppliaient, les hommes que j’ai vus se traîner à genoux en demandant du temps pour payer, un mois, huit jours, quelques heures, ce serait trop long à vous raconter, et ce que je vous en dis, c’est seulement pour vous faire comprendre les sentiments que j’éprouvais pour mon oncle. Mais si je pouvais sentir tout ce qu’il y avait en lui de dureté impitoyable, et m’attendrir sur le sort de ses victimes, j’étais heureusement par mon âge tout à fait incapable de comprendre ce qu’il apportait dans les affaires d’habileté, d’adresse et de rouerie, pour ne pas dire un autre mot ; la première fois que je m’en aperçus, parce que la chose crevait les yeux, je le payai cher, comme vous allez le voir.
Il avait acheté une ancienne propriété seigneuriale qu’il remaniait de fond en comble afin de la mettre en bon rapport, et tous les samedis nous avions toujours des ouvriers et des entrepreneurs qui venaient se faire payer.
Un samedi, je vis arriver le maître maçon : il parut surpris de me trouver seul, parce que mon oncle, me dit-il, lui avait donné rendez-vous pour régler son compte.
Il s’assit et attendit.
Une heure, deux heures, quatre heures se passèrent, mon oncle n’arrivait pas. Et le maître maçon ne partait pas. Enfin, à huit heures du soir, il arriva.
– Tiens ! dit-il, c’est vous, maître Rafarin. Bien fâché ; mais les affaires, vous savez.
Mon oncle avait une manière que j’ai vue depuis employée par quelques gens d’affaires qui veulent se donner de l’importance et qui se donnent tout simplement un ridicule. Au lieu de répondre à Rafarin, il m’interrogea sur ce qui s’était passé dans la journée, lut les lettres qui étaient arrivées, parcourut les pièces de procédure, regarda ce que j’avais fait, puis, quand il eut donné une bonne demi-heure à cette inspection, se tournant enfin vers le maître maçon qui attendait toujours :
– Eh bien, mon cher, que voulez-vous ?
– Vous m’aviez promis de me régler mon mémoire.
– C’est vrai, mais bien fâché, pas d’argent.
– C’est demain ma paye, j’ai en plus un billet de mille francs à acquitter chez votre confrère, qui me poursuit. Voilà six mois que vous me promettez ; aujourd’hui je comptais sur votre parole.
– Parole ! quelle parole ? interrompit mon oncle. Vous ai-je dit : Je vous donne ma parole d’honneur de vous payer samedi ? Non, n’est-ce pas ? Alors cette parole que vous invoquez, c’était une parole en l’air : venez samedi, je vous payerai. Voyez-vous, maître Rafarin, il y a parole et parole ; il ne faut pas oublier ça.
– Je ne savais pas ; excusez-moi, je ne suis qu’un pauvre homme ; moi, quand j’ai dit : Je paierai samedi, je paye.
– Et si vous ne pouvez pas ?
– Quand j’ai promis, je peux, et c’est pour ça que je vous tourmente ; votre confrère a ma parole ; si j’y manque, il va me poursuivre.
Rafarin se mit alors à expliquer sa position : il avait pris des engagements, comptant sur ceux de mon oncle ; s’il ne payait pas le lendemain, l’huissier viendrait le saisir le lundi ; sa femme était mourante, cela la tuerait. À tout, mon oncle se bornait à répondre :
– Pas d’argent, mon cher, pas d’argent ; vous ne voulez pas que j’en vole pour vous en donner ; si vous m’assignez, c’est un procès, et alors vous ne serez pas payé avant un an.
Quatre ou cinq jours auparavant, assistant à un entretien entre l’autre huissier et mon oncle, j’avais entendu celui-ci recommander à son confrère de mener les choses à la dernière extrémité ; sans deviner toute la vérité, que je ne compris que plus tard, et qui était que mon oncle était le véritable créancier, cela me parut étrange : il me sembla que je devais, au risque d’être désagréable à mon oncle, servir le pauvre maçon ; je résolus donc d’intervenir coûte que coûte. Au moment où mon oncle répétait pour la dixième fois : « Si j’avais de l’argent, je vous en donnerais, » je dis à haute voix :
– J’en ai reçu, de l’argent.
J’avais à peine achevé le dernier mot que par-dessus la table je reçus dans les jambes un si violent coup de pied que je basculai sur ma chaise et tombai en avant le nez sur le pupitre.
– Qu’as-tu donc, mon petit Romain ? dit mon oncle en se levant.
Il s’approcha de moi, et, me pinçant le bras jusqu’au sang :
– Est-il maladroit, ce petit niais-là ! dit-il en se tournant vers Rafarin.
Celui-ci, qui n’avait pas vu le coup de pied et qui n’avait pas senti le pinçon, nous regardait étonné ; mais croyant que mon oncle cherchait une feinte pour détourner l’entretien il revint au sujet qui le tourmentait.
– Puisque vous avez l’argent... dit-il.
Mon exaspération était à son comble.
– Le voici, dis-je en tirant les billets de banque du tiroir où ils étaient enfermés.
Tous deux en même temps étendirent la main, mais mon oncle, plus prompt, saisit la liasse.
– Écoutez, Rafarin, dit-il après un moment de silence, je veux faire pour vous tout ce qui m’est possible, et vous prouver qu’on ne parle pas inutilement à mes sentiments de loyauté et de générosité, comme il y en a qui le prétendent. Voilà trois mille francs que je ne devais recevoir que demain pour les employer aussitôt à payer une dette sacrée, qui peut me déshonorer si je ne la paye pas, et je ne la paierai pas, car d’ici à demain je ne pourrai pas retrouver cette somme. Pourtant je vais vous les donner. Tenez, acquittez-moi, pour solde, votre mémoire, et ils sont à vous.
Je croyais que Rafarin allait sauter au cou de mon oncle qui, décidément, n’était pas si méchant qu’on le pouvait croire ; il n’en fut rien.
– Mon mémoire ! s’écria-t-il ; mais il est de plus de quatre mille francs.
– Eh bien !
– Et c’est vous-même qui l’avez réduit à ce chiffre en me rognant sur tout. Ah ! monsieur Kalbris !
– Vous ne voulez pas de ces trois mille francs ? Mes remerciements, mon cher, ils me rendront service : ce que j’en faisais, c’était pour vous obliger.
Rafarin recommença ses explications, ses supplications ; puis enfin, voyant l’impassibilité de mon oncle, il prit le mémoire et l’acquittant :
– Les billets ! dit-il d’une voix sourde.
– Voilà, répondit mon oncle.
Alors le maître maçon se levant et posant son chapeau sur sa tête :
– Monsieur Kalbris, dit-il, j’aime mieux une pauvreté comme la mienne qu’une richesse comme la vôtre.
Mon oncle pâlit et je vis ses lèvres frémir ; mais il se remit aussitôt et d’une voix presque riante :
– Affaire de goût, fit-il.
Puis, toujours souriant, il conduisit Rafarin jusqu’à la porte exactement comme il eût fait pour un ami.
À peine l’eut-il poussée sur le dos du maître maçon que l’expression de son visage changea, et avant d’avoir pu me demander ce qui allait se passer, je reçus un terrible soufflet qui m’enleva de ma chaise et me jeta à terre.
– Maintenant à nous deux, dit-il. Je suis sûr que tu as parlé de cet argent, sachant bien ce que tu faisais, mauvais garnement.
Le coup m’avait fait cruellement mal, il ne m’avait pas étourdi ; je ne pensais qu’à me venger.
– C’est vrai, dis-je.
Il voulut s’élancer sur moi ; mais j’avais prévu cette nouvelle attaque ; je me jetai à terre, et, passant sous la table, je la mis entre nous deux.
En voyant que je lui échappais, sa fureur s’exaspéra encore, il saisit un gros Code in-4° qu’on appelait un Paillet, et me le lança si rudement que j’allai rouler à terre.
Dans ma chute, ma tête porta contre un angle, je ressentis comme un engourdissement général et ne pus pas me relever tout de suite.
Je fus obligé de me soutenir à la muraille ; j’étais inondé de sang, et mon oncle me regardait sans faire un mouvement pour me secourir.
– Va te laver, mauvais gueux, dit-il, et souviens-toi de ce que tu as gagné à te mêler de mes affaires ; si tu recommences jamais, je te tue.
– Je veux m’en aller.
– Où ça ?
– Chez maman.
– Vraiment ! Eh bien, tu ne t’en iras pas, attendu que tu m’appartiens pour cinq ans et que je veux te garder. Je veux aller chez maman, maman, maman : grand niais !
VII
J’étais depuis longtemps tourmenté d’une idée qui me revenait toutes les fois que j’avais faim ou que mon oncle m’avait trop rudement secoué, c’est-à-dire tous les jours ; c’était de m’échapper de Dol et de m’en aller au Havre m’embarquer. Pendant les heures d’absence de mon oncle, je m’étais bien souvent amusé à me tracer mon itinéraire sur une grande carte de la Normandie qui était accrochée dans l’escalier ; à défaut de compas, je m’en étais fabriqué un en bois, et j’avais mesuré les distances comme M. de Bihorel m’avait appris à le faire. De Dol, en passant par Pontorson, j’irais coucher à Avranches ; d’Avranches j’irais à Villedieu, Villers-Bocage, Caen, Dozulé, Pont-l’Évêque, Honfleur. C’était huit jours de marche au plus ; le pain coûtait alors trois sous la livre ; si je pouvais amasser vingt-quatre sous, vingt sous seulement, j’étais sûr de ne pas mourir de faim en chemin. Mais comment réunir ce capital de vingt sous ? Je m’étais toujours arrêté devant cette impossibilité.
Le Paillot me la fit franchir. Enfermé dans ma chambre, après m’être lavé la tête sous la pompe et avoir arrêté le sang tant bien que mal, je ne vis plus les difficultés de mon projet. Les mûres commençaient à noircir dans les fossés, le long des bois ; il y avait des oeufs dans les nids des oiseaux ; on trouve quelquefois des sous perdus dans la poussière, et puis pourquoi n’aurais-je pas la chance de rencontrer quelque roulier qui me laisserait monter sur sa voiture et me donnerait un morceau de pain pour me payer d’avoir conduit ses chevaux pendant qu’il dormirait ? Cela n’était pas impossible, on l’avait vu. Au Havre, je ne doutais pas que tous les capitaines ne me prissent comme mousse ; une fois en mer, bon voyage, j’étais marin ; quand je reviendrais, j’irais au Port-Dieu, ma mère m’embrasserait et je lui donnerais ma paye. Si nous faisions naufrage, eh bien ! tant mieux : une île déserte, des sauvages, un perroquet ! Ô Robinson !
Je ne sentais plus ma blessure à la tête et j’oubliais que je n’avais pas dîné.
Tous les dimanches, dès le point du jour, mon oncle s’en allait à sa nouvelle propriété, d’où il ne revenait que le soir tard ; si bien que du samedi où nous étions jusqu’au lundi matin, j’avais la certitude de ne pas le voir, et en me sauvant immédiatement, je pouvais prendre trente-six heures d’avance ; seulement, pour cela, il fallait sortir malgré les verrous et les portes, et c’était impossible.
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