de Bihorel, je n’ai plus d’eau que jusqu’aux genoux, viens !
Et il entonna un air sans paroles qui était triste comme une chanson de mort.
J’entrai dans l’eau ; mais je n’étais pas de la taille de M. Bihorel et ne tardai pas à perdre pied ; ce n’était rien pour moi qui nageais comme un poisson. Seulement, comme il y avait du courant, j’eus peine à me diriger droit, et il me fallut plus d’un quart d’heure pour arriver jusqu’à lui.
Lorsque je l’eus rejoint, nous ne tardâmes pas à sortir tout à fait de l’eau et à nous retrouver sur le sable.
Il respira avec une satisfaction qui me montra combien son anxiété avait été vive...
– Prenons une prise, dit-il, nous l’avons bien gagnée.
Mais à peine avait-il atteint sa tabatière, qu’il poussa une exclamation en secouant ses doigts.
– Mon tabac qui est changé en marc à café et ma montre qui, bien sûr, tourne comme la roue d’un moulin dans l’eau, qu’est-ce que Samedi va dire ?
Je ne sais à quoi cela tenait, mais je n’avais plus peur du tout. Il me semblait que le danger était passé.
Il ne l’était pas, et il nous restait plus de chemin à faire que nous n’en avions fait ; nous étions entourés des mêmes dangers et nous avions les mêmes difficultés pour nous diriger.
Le brouillard semblait s’être encore épaissi ; la nuit était venue, et, bien que nous fussions plus rapprochés de la falaise, nous n’entendions aucun bruit de ce côté qui nous dît : « La terre est là, » ni le beuglement d’une vache, ni un coup de fouet, ni le grincement d’un essieu, rien : un silence lourd devant nous ; derrière, le grondement sourd et continu de la mer qui montait.
C’était là notre seule boussole maintenant, mais bien incertaine et bien perfide. Si nous avancions trop vite, nous pouvions nous perdre ; si nous n’avancions pas assez vite, la marée menaçait de nous atteindre et de nous engloutir avant que nous fussions arrivés au galet, où la pente plus rapide ralentirait sa course.
Nous recommençâmes donc à marcher en nous tenant par la main ; souvent je me baissais pour tâter le sable, mais je ne trouvais plus d’eau courante : nous étions sur un banc coupé de petites rides, et l’eau y restait stagnante dans les creux, ou bien, en petits filets, elle se répandait parallèlement au rivage.
L’espoir que j’avais eu, la nau traversée, nous abandonnait, lorsque subitement nous nous arrêtâmes tous les deux en même temps. Le son d’une cloche avait déchiré l’atmosphère qui nous enveloppait.
Après un intervalle de deux ou trois secondes, nous entendîmes un deuxième, puis bientôt un troisième coup.
C’était l’Angélus au Port-Dieu ; nous n’avions plus qu’à marcher du côté d’où venait le son, nous étions sauvés.
Sans rien nous dire, et d’un commun accord, nous nous mîmes à courir.
– Dépêchons-nous, dit M. de Bihorel. L’Angélus ne durera pas assez longtemps ; c’est une trop courte prière, aujourd’hui on devrait y joindre les litanies, pour nous guider.
Avec quelle émotion, courant sans reprendre haleine, nous comptions les volées de la cloche ! Nous ne parlions ni l’un ni l’autre, mais je comprenais très bien que, si elle cessait de se faire entendre avant que nous eussions atteint le galet, nous pouvions n’avoir été sauvés quelques instants que pour nous reperdre une fois encore.
Elle cessa ; nous étions toujours sur le sable. Peut-être le galet n’était-il qu’à quelques mètres ; peut-être n’avions-nous que la jambe à allonger pour le toucher ; mais comment savoir de quel côté ? Le pas que nous allions faire en avant pouvait aussi bien nous rapprocher du salut que nous en éloigner, et dans ce cas nous rejeter au milieu des dangers que nous venions de courir.
– Arrêtons-nous, dit M. de Bihorel, et ne faisons plus un seul pas à l’aventure ; tâte le sable, mon enfant.
Je tâtai ; je collai mes deux mains sur la grève, j’attendis ; je les relevai sèches toutes les deux.
– As-tu compté combien nous passions de naus ?
– Non, monsieur.
– Alors, tu ne sais pas s’il nous en reste encore à traverser ; si nous les avons toutes passées, nous n’avons qu’à attendre ; quand la mer arrivera, nous marcherons doucement en la précédant.
– Oui, mais si nous ne les avons pas toutes passées ?
Il ne répondit pas, car il n’avait à me répondre que ce que je savais aussi bien que lui ; c’est-à-dire que, si nous avions encore une nau entre nous et le galet, et si nous restions sans avancer, la mer l’emplirait doucement ; il nous faudrait la passer à la nage et nous exposer à être entraînés par le courant, jetés peut-être dans des rochers d’où nous ne pourrions jamais sortir.
Nous eûmes un moment d’anxiété terrible, restant là, ne sachant que faire, n’osant nous décider à avancer, à reculer, à aller à droite, à aller à gauche, car en demeurant immobiles dans la position même où nous avions cessé d’entendre la cloche, nous étions sûrs au moins que le pays était là devant nous, comme si nous l’avions vu dans une éclaircie, tandis que, si nous faisions un seul pas, nous nous retrouvions livrés à toutes les angoisses de l’incertitude.
Notre seul espoir était désormais dans un coup de vent qui, balayant le brouillard, nous laisserait voir le phare, car d’entendre le bruit de la côte, il n’y fallait pas compter ; nous estimions être au sud du village, en face d’une falaise déserte, d’où à pareille heure ne pouvait venir aucun bruit ; mais l’atmosphère était si calme, si lourde, le brouillard était si compacte, si solide, que pour croire à une brise il fallait être dans une position comme la nôtre, où l’on en arrive à espérer l’impossible et à attendre un miracle.
Ce miracle se fit ; la cloche qui avait cessé de sonner reprit en carillonnant.
Il y avait un baptême, et pour cette fois nous étions bien certains d’arriver, car le carillon du baptême dure souvent une demi-heure et quelquefois plus, quand le parrain s’est arrangé pour donner des forces au sonneur.
En moins de cinq minutes nous atteignîmes le galet, et, le remontant, longeant le pied de la falaise, nous arrivâmes à la chaussée qui joignait l’île de M. de Bihorel à la terre. Nous étions sauvés...
M. de Bihorel voulut me faire entrer chez lui ; malgré toutes ses instances je refusai. J’avais hâte d’arriver à la maison, où ma mère était peut-être déjà arrivée.
– Eh bien ! dis à ta mère que j’irai la voir demain soir.
J’aurais bien voulu qu’il ne nous fit pas cette visite qui allait apprendre à ma mère où j’avais passé ma journée, mais comment l’empêcher ?
Ma mère n’était pas encore rentrée ; quand elle arriva, elle me trouva avec des habits secs, auprès du feu que j’avais allumé.
Je m’acquittai de la commission de M. de Bihorel.
Le lendemain soir, comme il l’avait promis, il arriva ; je le guettais ; quand j’entendis ses pas, j’eus envie de me sauver.
– Ce garçon-là vous a-t-il raconté ce qu’il a fait hier ? dit-il à ma mère, après s’être assis.
– Non, monsieur.
– Eh bien ! il a fait l’école buissonnière toute la journée.
Ma pauvre maman me regarda avec une douloureuse inquiétude, croyant avoir à entendre tout un réquisitoire contre moi.
– Ah ! Romain, dit-elle tristement.
– Ne le grondez pas trop, interrompit M. de Bihorel, car en même temps il m’a sauvé la vie. Allons, ne tremble pas comme ça, mon garçon, et viens là. Vous avez un brave enfant, madame Kalbris, vous pouvez en être fière.
Il raconta comment il m’avait trouvé la veille, et comment nous avions été surpris par le brouillard.
– Vous voyez que sans lui, continua-t-il, j’étais bien perdu, n’est-ce pas, ma chère dame ? Je m’étais fâché le matin contre son ignorance, parce qu’il ne savait pas le nom d’une actinie. Mais quand le danger est arrivé, ma science ne m’a plus servi à rien ; et si je n’avais pas eu pour m’aider l’instinct de cet enfant, ce seraient les actinies, les crabes et les homards qui, à cette heure, étudieraient mon anatomie. J’ai donc contracté une dette envers votre fils, je veux m’en acquitter.
Ma mère fit un geste.
– Rassurez-vous, dit-il sans se laisser interrompre, je ne veux rien vous proposer qui ne soit digne de votre fierté et du service que j’ai reçu. J’ai fait causer l’enfant, il est curieux de voir et de savoir ; donnez-le-moi, je me charge de son éducation ; je n’ai pas d’enfants et je les aime, il ne sera pas malheureux auprès de moi.
Ma mère accueillit comme elle le devait cette proposition, mais elle n’accepta pas.
– Permettez, fit M. de Bihorel en étendant la main vers elle, je vais vous dire pourquoi vous me refusez : vous aimez cet enfant passionnément, vous l’aimez pour lui et pour son père que vous avez perdu, il est désormais tout pour vous, et vous voulez le garder ; c’est vrai, n’est-ce pas ? Maintenant je vais vous dire aussi pourquoi vous devez me le donner néanmoins : il y a en lui un fond d’intelligence qui ne demande qu’à être cultivé ; à Port-Dieu, cela n’est pas possible, et, sans entrer dans vos affaires, il ne vous est pas possible, à vous, je crois, de l’envoyer ailleurs ; ajoutez que l’enfant a un caractère indépendant et aventureux qui a besoin d’être surveillé. Pensez à cela ; ne me répondez pas tout de suite, réfléchissez à tête posée, quand les premiers mouvements de votre coeur maternel se seront calmés ; je reviendrai demain soir.
Lorsqu’il fut parti, nous nous mîmes à souper, mais ma mère ne mangea pas ; elle me regardait longuement, puis, quand mes yeux rencontraient les siens, elle se détournait du côté du feu.
Quand je lui dis adieu, avant d’aller me coucher, je sentis ses larmes mouiller mes joues. Qui les faisait couler, ces larmes ? Était-elle fière de moi pour ce que M. de Bihorel avait raconté ? Était-elle désespérée de notre séparation ?
Je ne pensai en ce moment qu’à la séparation, dont l’idée me troublait aussi.
– Ne pleure pas, maman, lui dis-je en l’embrassant, je ne te quitterai pas.
– Si, mon enfant, c’est pour ton bien ; M. de Bihorel a trop raison, il faut accepter.
V
Ma réception chez M. de Bihorel justifia pour moi sa réputation d’originalité, dont j’avais tant entendu parler.
En arrivant, je le trouvai devant la porte de la maison, car, m’ayant vu de loin, il était venu au-devant de moi.
– Arrive ici, dit-il sans me laisser le temps de me reconnaître. As-tu jamais écrit une lettre ? Non. Eh bien ! tu vas en écrire une à ta mère pour lui dire que tu es arrivé et que Samedi ira demain chercher ton linge. Par cette lettre je verrai ce que tu sais.
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