Entre, et mets-toi là.

Il me fit entrer dans une grande salle pleine de livres, me montra une table sur laquelle étaient du papier, des plumes, de l’encre, et me laissa.

J’avais plus envie de pleurer que d’écrire, car cette brusquerie, me tombant sur le coeur après l’émotion de la séparation, me suffoquait ; cependant je tâchai d’obéir. Mais je salis mon papier de plus de larmes que d’encre, car, bien que ce fût ma première lettre, je sentais que : « Je suis arrivé et Samedi ira demain chercher mon linge, » c’était un peu court, mais il m’était impossible de trouver autre chose.

J’étais depuis un quart d’heure écrasé sous cette malheureuse phrase qui ne voulait pas s’allonger, lorsque mon attention fut distraite par une conversation qui s’engagea dans la pièce voisine entre M. de Bihorel et Samedi.

– Pour lors, disait Samedi, l’enfant est arrivé.

– Pensais-tu qu’il ne viendrait pas ?

– Je pensais que ça va changer tout ici.

– En quoi ?

– Monsieur déjeune vers midi ; moi, je prends ma goutte le matin : l’enfant attendra-t-il midi pour manger, ou bien boira-t-il la goutte avec moi ?

– Tu es fou avec ta goutte.

– Dame ! je n’ai jamais pris d’enfants en nourrice.

– Tu as été enfant, n’est-ce pas ? Eh bien ! souviens-toi de ce temps-là et traite-le comme on te traitait toi-même.

– Ah ! mais non, pas de ça dans votre maison ; moi, j’ai été élevé à la dure ; si vous voulez l’élever comme ça, mieux vaut le renvoyer chez lui. N’oubliez pas que vous lui devez quelque chose, à ce petit.

– Ne l’oublie jamais toi-même et agis en conséquence.

– Alors faut lui donner la goutte avec du sucre.

– Tu lui donneras ce que tu aimais à son âge ; ou plutôt tu lui demanderas ce qu’il veut.

– Si vous le mettez sur ce pied-là, ça ira bien.

– Samedi, sais-tu à quoi servent les enfants ?

– Ça ne sert à rien qu’à dévaster tout et à faire damner le monde.

– Cela sert encore à autre chose : cela sert à recommencer notre vie quand elle a dévoyé ; cela sert à réussir ce que nous avons manqué.

Presque aussitôt il rentra.

– Tu ne sais rien, dit-il en lisant ma lettre, tant mieux ; il n’y aura pas à arracher avant de planter. Maintenant, va te promener.

C’était vraiment une singulière habitation que cette île, qu’on nommait la Pierre-Gante, et telle que jamais je n’ai rien vu qui lui ressemblât.

Du rivage, l’île se présente en amphithéâtre sous la forme d’un triangle allongé dont la pointe la plus longue et la plus basse n’est séparé de la terre ferme que par un petit bras d’eau large à peine de quatre cents mètres. Tout ce qui est incliné vers la côte est couvert de verdure, herbe et arbustes que crèvent seulement çà et là quelques aiguilles grises de granit ; tout ce qui regarde la mer est dénudé, pelé, brûlé par les vents et le sel.

La maison est située au sommet de l’île, à l’endroit même où les pentes se réunissent pour former un petit plateau, et si, par le fait de sa position, elle jouit d’une vue circulaire qui embrasse l’horizon aussi bien sur terre que sur mer, elle est, par contre, exposée à toute la violence des vents, de quelque côté qu’ils soufflent. Mais les vents ne peuvent rien contre elle, car, bâtie sous le ministère de Choiseul pour s’opposer aux débarquements des Anglais et se relier aux nombreux corps de garde de la côte, elle a des murailles en granit de plusieurs pieds d’épaisseur, et un toit à l’épreuve de la bombe. Quand M. de Bihorel avait acheté cette vieille bicoque, il l’avait, à l’extérieur, entourée d’une galerie qui l’égayait en l’agrandissant, et, à l’intérieur, transformée en maison habitable, au moyen de cloisons et de portes. Il ne l’avait rendue ainsi ni commode ni élégante, mais il ne lui avait rien enlevé de sa qualité indispensable, qui était d’être aussi solide sous le vent que le rocher lui-même dont elle faisait partie.

Ces vents terribles, qui sont l’ennemi contre lequel il faut sans cesse se défendre, sont cependant en même temps un bienfait pour l’île. Ils lui donnent en hiver une température plus douce que dans l’intérieur des terres, si bien que, dans les creux du terrain, à l’abri des rochers ou des éboulements, on rencontre des plantes et des arbustes qui, sous des climats moins rudes, ont besoin de la protection d’une serre : des lauriers-roses, des fuchsias, des figuiers.

Le plus grand nombre des accidents de terrain étaient dus à la nature ; mais quelques-uns avaient été créés par M. de Bihorel, qui, aidé de Samedi, avait transformé l’île en un grand jardin sauvage ; seule, la partie exposée à l’ouest avait échappé à leur travail ; continuellement tondues par les vents et arrosée de l’écume des vagues, elle servait de pâturage à deux petites vaches bretonnes et à des brebis noires.

Ce qu’il y avait de curieux dans ces travaux de transformation et d’appropriation en réalité considérables, c’est qu’ils avaient été accomplis par ces deux hommes seuls, sans le secours d’aucun ouvrier.

J’avais souvent entendu dire dans le pays que c’était par avarice que M. de Bihorel agissait ainsi ; lorsque je le connus, je vis que c’était, au contraire, en vertu d’un principe. « L’homme doit se suffire à lui-même, répétait-il souvent, et je suis un exemple vivant que cela est possible. »

Il poussait si loin cette idée dans son application, que, même pour les choses ordinaires et journalières de la vie, il n’avait recours à aucun étranger. On se nourrissait du lait des vaches, des légumes et des fruits du jardin, du poisson pêché par Samedi, du pain cuit à la maison avec de la farine moulue dans un petit moulin à vent qui était assurément le chef-d’oeuvre de M. de Bihorel : l’île eût été assez grande qu’on lui eût fait produire le blé nécessaire à la provision de l’année et les pommes pour presser le cidre.

Pour être juste, il faut dire que la part de Samedi était considérable ; il avait été mousse, matelot, domestique d’un officier de marine, cuisinier à bord d’un baleinier, et il avait ainsi fait l’apprentissage de tous les métiers.

Les rapports entre ces deux hommes n’étaient pas ceux d’un maître et d’un domestique, mais de deux associés ; ils mangeaient à la même table, et la seule distinction entre eux était que M. de Bihorel occupait le haut bout. Ainsi organisée, cette existence avait quelque chose de simple et de digne qui ne m’étonna pas quand je m’y trouvai mêlé, mais qui maintenant me touche et m’émeut encore.

– Mon garçon, me dit M. de Bihorel dès le jour de mon arrivée, je n’ai pas l’intention de faire de toi un monsieur, c’est-à-dire un notaire ou un médecin, mais tout simplement un marin qui soit un homme. Il y a plus d’une façon de s’instruire : on peut s’instruire en jouant et se promenant. Ce système est-il de ton goût ?

Ce discours était un peu bizarre pour un enfant tel que moi. La pratique m’expliqua ce que je n’avais pas tout d’abord bien compris.

J’avais été un peu surpris d’apprendre que l’éducation pouvait se faire même en jouant, car ce n’était pas ainsi que j’avais été habitué à travailler à l’école. Je le fus bien plus quand il me mit à l’oeuvre, c’est-à-dire dans l’après-midi même.

Je l’accompagnais dans sa promenade sur la côte, et, tout en marchant, il me faisait causer ; nous étions entrés dans un petit bois de chênes.

– Qu’est-ce que c’est que ça ? dit-il en me montrant des fourmis qui traversaient le chemin.

– Des fourmis.

– Oui, mais que font-elles ?

– Elles en portent d’autres.

– Bon, tu vas les suivre jusqu’à leur fourmilière ; tu les regarderas et tu me diras ce que tu as vu ; si tu ne remarques rien qui t’étonne, tu reviendras demain, après-demain, jusqu’à ce que tu aies observé quelque chose.

Après deux journées passées autour de la fourmilière, je vis qu’il y avait des fourmis qui ne faisaient absolument rien, tandis qu’il y en avait d’autres qui travaillaient sans cesse et qui même donnaient à manger aux paresseuses.

– C’est bien, me dit-il quand je lui communiquai le résultat de mes observations ; tu as vu le principal, cela suffit. Ces fourmis qui ne font rien ne sont pas des malades ou des invalides, comme tu crois ; ce sont les maîtres de celles qui travaillent et qui sont des esclaves. Sans le secours de ces esclaves, elles seraient incapables d’aller chercher leur nourriture. Cela te surprend ; il en est pourtant de même dans notre monde ; il est encore quelques pays où il y a des hommes ne faisant rien qui sont nourris par ceux qui travaillent. Si cette oisiveté avait pour cause l’infirmité chez les maîtres, rien ne serait plus explicable que le travail des uns et le repos des autres : il faut bien s’entraider ; mais il n’en est pas ainsi. Les maîtres, chez les fourmis, sont précisément ceux qui sont les plus aptes aux choses qui demandent la force et le courage, – à la guerre. Nous retournerons observer ensemble ces fourmis, et nous les verrons sans doute se livrer entre elles quelque grande bataille. Ce sont les maîtres seuls qui y prennent part, et leur but est de conquérir des esclaves.