Seul, restèrent La Candeur et Rouletabille. Celui-ci avait refermé les yeux. Quand il les rouvrit, il revit La Candeur qui le contemplait dans une immobilité de statue, sans oser dire un mot.
« Veux-tu ficher le camp déjeuner avec les autres ! Je ne te connais pas, moi, monsieur René Duval !… »
La Candeur fit demi-tour et quitta la chambre en se heurtant de joie aux meubles ! Rouletabille était enfin arrivé !… Il y avait quinze jours que La Candeur l’attendait !… ou plutôt qu’il n’espérait plus le voir arriver !… Rouletabille ne lui avait-il pas dit : « Je serai avant toi à Essen. »
Le géant ne mangea pas et revint le premier dans le dortoir.
Rouletabille lui tourna le dos et feignit un profond sommeil.
La Candeur poussait des soupirs à attendrir un tigre. Il ne réussit qu’à se faire donner à la dérobée un solide coup de pied dans le ventre par Rouletabille qui semblait continuer tranquillement son somme.
Ce ne fut que vers les 5 heures, quand Rouletabille se fut assuré par lui-même que nul ne pouvait l’entendre, qu’il permit à La Candeur de profiter de la solitude où on les avait laissés tous deux, pour soulager le trop-plein de son âme aimante, dévouée, mais nullement héroïque.
Du reste, le reporter de L’Époque eut tôt fait de mettre fin à un bavardage sentimental et il fit subir à La Candeur un interrogatoire très serré qui lui permit d’apprendre le plus possible de choses utiles dans le moindre espace de temps.
C’est ainsi qu’il sut que les prisonniers militaires qui travaillaient à l’usine et qui couchaient autrefois dans un camp hors la ville avaient été installés définitivement à l’intérieur des usines dont ils ne franchissaient plus jamais les portes, et cela depuis l’évasion de deux prisonniers ouvriers qui s’était produite quelques mois auparavant.
De cette façon, on ne craignait plus aucune fuite, ni aucune indiscrétion relative aux usines Krupp, tant que durerait la guerre !
Il en était résulté, du reste, un meilleur traitement pour les prisonniers. Ceux-ci avaient bénéficié des anciens casernements des ouvriers célibataires de l’usine, dont quelques centaines travaillaient maintenant sur le front.
Ces locaux affectés en même temps aux prisonniers militaires et aux ouvriers étrangers des nations neutres étaient appelés Arbeiterheime ! Prisonniers et ouvriers étrangers étaient traités à peu près de même sorte, avec la même surveillance… Partout où il y avait des ouvriers étrangers dans un atelier, il y avait des sentinelles, baïonnette au canon, et ces ouvriers étaient aussi souvent fouillés et espionnés que les prisonniers eux-mêmes !
Un salaire particulièrement élevé les faisait passer par-dessus ces légers inconvénients.
Dans l’Arbeiterheim où couchaient Rouletabille et La Candeur, il y avait six cents ouvriers étrangers et une centaine de prisonniers français. Ces derniers travaillaient tous à la fabrication des aciers de commerce ou des machines à coudre, seule besogne qu’ils pussent accepter.
« Et combien de soldats pour surveiller une Arbeiterheim comme la nôtre ?
– Une vingtaine de territoriaux qui reviennent avec nous au poste de notre casernement particulier quand les repas ou le repos nous y appellent et qui nous suivent dans les différents ateliers où nous travaillons, sans cesser de nous surveiller jamais !
– Vingt ! Ça n’est pas beaucoup, émit Rouletabille.
– Bah ! c’est trop pour ce qu’ils ont à craindre ! répliqua La Candeur. Qu’est-ce que tu veux qu’on fasse contre eux ! Songe qu’ils ont des mitrailleuses, et puis, de toute façon, nous serions bouffés en cinq sec, mon vieux !… Nous aurions les quatre cent mille ouvriers boches sur le dos, avant même que le général qui a la responsabilité de l’ordre ait pris le temps de faire téléphoner à tous les postes et de rassembler sa légion !… Ah ! on est sûr de nous ! si sûr que, parfois, nous jouissons d’une liberté relative…
– Vraiment ?… Mais je croyais que vos gardiens ne vous lâchaient jamais !…
– Dans les ateliers, au moment du travail, mais ils nous fichent la paix à peu près ici… On peut descendre à la cantine, à certaines heures… et, en glissant la pièce, on peut prolonger son séjour, la nuit, à la cantine, si on sait s’arranger avec le père Bachstein ?…
– Qui est-ce ça, le père Bachstein ?…
– C’est comme ça qu’ils l’appellent ici !… le père Brique… Paraît que Bachstein en allemand veut dire brique… T’as déjà dû le voir…
– Ah ! le feldwebel qui a la surveillance de l’étage !
– Parfaitement !
– Mais il a l’air terrible !…
– Il n’en a que l’air. Il se fait des sous, va ! avec nous autres !… En voilà un à qui la guerre rapporte !… Tiens, mon vieux ! les amoureux se ruinent pour lui…
– Les amoureux ?…
– Ben oui ! y en a toujours qui ont besoin d’aller raconter des histoires aux dames !… Notre cantinier a deux filles fraîches comme le blé nouveau, qui, elles-mêmes, ont quelquefois des amies pas trop fanées…
– Faire la cour à des demoiselles allemandes ! tu penses que c’est digne, toi, en temps de guerre, La Candeur ?…
– S’agit pas de savoir ce que j’en pense, s’agit de savoir que pour 5 marks il y a un feldwebel qui ferme l’œil si vous n’êtes pas dans votre plumard à l’heure exacte où la consigne est de ronfler !… Ça pourrait peut-être t’intéresser, toi, Rouletabille, même si les demoiselles du cantinier ne t’intéressent pas !… Parce que, écoute bien, faut pas oublier que tu ne m’as encore rien expliqué… et que je pense bien que nous ne sommes pas venus ici simplement pour… »
Il s’arrêta, hésitant devant un certain froncement de sourcils de Rouletabille…
Puis il reprit, timidement :
« Tu me fais frémir !… Qu’est-ce qu’il va encore se passer ici, mon vieux ?… maintenant que tu y es !… T’as tout de même pas l’idée de leur déclarer la guerre comme au Château noir{8}, dis ?… Ici, tu sais, ça ne prendrait pas !… C’est pas seulement les mitrailleuses !… Il y a des canons partout !… Sais-tu ce qu’ils viennent de sortir, en fait de canon, pour la marine ? Un canon de 12 mètres de long, mon vieux !… rien que ça !… tirant des obus de 1,50 m de haut !… Tu ne vas pas te battre contre des canons pareils, hein ? »
Rouletabille, impatienté, se pencha vers le bon La Candeur :
« Tu vas tout savoir : je suis venu… ou plutôt nous sommes venus pour nous battre contre un canon de 300 mètres de long !… »
La Candeur sursauta :
« T’as toujours pas perdu l’habitude de te ficher du monde !… gémit-il.
– La ferme ! On vient !… »
Et Rouletabille se remit à ronfler et La Candeur à cirer ses chaussures.
XII – LE MONSTRE EST LÀ
La nuit se passa sans incident. Rouletabille dormit d’un sommeil de plomb. La Candeur, lui, ne ferma pas l’œil.
Avec Rouletabille il fallait s’attendre à tout et La Candeur avait été payé plusieurs fois pour savoir que les aventures les plus extravagantes, et aussi, hélas ! les plus dangereuses étaient généralement celles qui tentaient surtout le premier reporter du monde.
Le lendemain matin, à la sortie de l’Arbeiterheim, pour se rendre aux ateliers, Rouletabille vint se placer tout doucement dans le rang à côté de La Candeur et comme ils avaient le droit de causer et que les gardiens qui les accompagnaient ne leur prêtaient point attention, ils causèrent.
La Candeur apprit à Rouletabille que le Kommando de l’industrie civile et étrangère était sous la direction d’un neutre qui travaillait à l’usine Krupp depuis de nombreuses années.
Ce neutre était un ingénieur suisse d’origine allemande (il avait tous ses parents teutons employés à l’usine) et il était sorti de l’École polytechnique de Zurich.
Il s’appelait Richter, devait avoir dans les quarante ans, et était sur le point de se marier avec la fille de l’ingénieur Hans, directeur du laboratoire d’Énergie… Cette fille, Helena, était la nièce, par sa mère (mais elle avait perdu sa mère) du général von Berg, lequel était à la tête du General kommando, organisation centrale et directrice de toute l’usine au point de vue technique.
« Tout ce monde se tient, expliqua La Candeur, case au mieux ses parents et ses créatures et s’entend comme larrons, paraît-il, pour exploiter la mine de guerre, qui n’aura pas ruiné tout le monde, je t’assure…
– Je vois que tu aimes toujours les potins, monsieur René Duval.
– Oui, j’ai toujours été un peu pipelet ! avoua La Candeur. Ça ne fait de mal à personne, et j’ai pensé que ça pourrait te servir…
– Et comment as-tu appris tout cela ?
– Entre deux coups d’emballage, mon cher monsieur Talmar, on bavarde et l’Enflé, qui est emballeur avec moi, a appris bien des choses, car il sait l’allemand…
– Tu es donc emballeur ? Qu’est-ce que tu emballes ?
– Eh bien ! des machines à coudre ! C’est même moi qui préside l’emballage du dimanche, quand il n’y a plus qu’à mettre les machines dans les caisses… La semaine, je travaille à la direction des matières premières… Au fond, ils ont fait de moi un portefaix et j’aime autant ça… ça me permet d’aller un peu partout… Ils m’avaient d’abord mis à la fabrication des manettes et des navettes, mais c’était de l’ouvrage trop délicat ; j’y allais trop brutalement, je cassais trop souvent… Il y a eu des explications ! J’ai craint qu’on ne s’aperçût de mon inexpérience et je leur ai dit tout de suite qu’à la fabrique où je travaillais on m’employait aux gros travaux. Ça s’est arrangé, comme tu vois…
– Oui, pas trop mal !… Alors, tu me disais que, entre emballeurs, on bavarde un peu ?… Qu’est-ce qu’on dit encore ?
– Ah ! Ah ! tu prends goût à la conversation !… Eh bien ! sache qu’il y a pas mal de sozialdémocrates avec qui on peut causer si on sait la langue. L’Enflé en a tâté quelques-uns. C’est comme ça qu’il a appris qu’il existe, paraît-il, chez Krupp une administration occulte de contrôle et de surveillance réciproque entre tous les chefs, comme qui dirait dans l’ordre des jésuites. Chacun se méfie des autres et croit voir des espions partout ! On intrigue, on complote, on se ligue, on se trahit !… On parle toujours de leur organisation… Possible ! mais certains chefs, paraît-il, savent surtout s’entendre pour l’organisation du coulage !… Tu penses s’il doit y en avoir un de coulage, dans une affaire pareille !… Mon vieux, quand je vois tout ce qui se fabrique ici, tu sais ! je ne peux pas m’empêcher de sourire en pensant à l’idée qu’on se faisait qu’au bout de six mois de guerre ils manqueraient de munitions !… »
De fait, dans cette traversée de l’usine, forcément lente à cause des obstacles rencontrés à chaque instant, on pouvait se rendre compte de l’apport formidable des matières premières et… de la rapide transformation de celles-ci en projectiles de toutes sortes, en armes de tous calibres.
Des trains glissaient, interminablement, se croisaient en tous sens, portant le fer et l’acier, emportant canons, obusiers, dans une atmosphère épaisse, brûlante et asphyxiante de fournaise, derrière les locomotives crachant une fumée noire, parmi le piétinement de milliers et de milliers d’ouvriers qui n’avaient pris que le temps du repos pour retrouver leurs places devant les brasiers, d’où fuyaient, par troupeaux, les équipes de nuit, avec des figures de fantômes.
Un coup de coude de La Candeur faisait retourner Rouletabille :
« Tiens !… ici… ce bâtiment… c’est le dépôt de munitions pour les 420… Regarde !… Voilà encore des obus qui arrivent !… N’est-ce pas que c’est effrayant !… Ils ne cessent d’en fabriquer, tu sais ?… Tu blaguais hier avec ton canon de trois cents mètres ?… »
Un terrible coup de pied de Rouletabille sur l’énorme brodequin de La Candeur faisait faire une grimace au géant qui fut stupéfait de voir la figure bouleversée de son compagnon…
« Je te défends, tu entends !… Je te défends de jamais me reparler de ce canon-là ! lui sifflait Rouletabille entre ses dents… Je te le défends, sous peine de mort !… »
Et comme La Candeur, pâle, effaré, ne savait plus où il en était…
« Mais continue donc, idiot !… Tu disais qu’ils avaient des dépôts…
– Oui, un dépôt de munitions pour tous les calibres, balbutiait le pauvre La Candeur, de plus en plus ahuri. Il y en a pour le 77, le 120, le 105, le 150, le 210, le 420, le 280, le 350 et tu viens de voir celui du 420…
– On disait qu’ils en étaient revenus de leurs 420…
– Je t’en fiche, paraît que rien qu’en ce moment, ils en ont sept à la fois à la fonderie !… Ainsi… Ah ! tiens, regarde ça…
– Ah ! bien, ça vaut la peine de se déranger ! » exprima Rouletabille en considérant deux prodigieuses caisses qui venaient d’apparaître sur leur gauche, entre les innombrables piliers de fer qui les entouraient… C’étaient les deux énormes réservoirs Krupp à gaz, les plus grands du monde…
« Et puis, tu sais, ils sont toujours pleins à crever ! Tu penses ! avec une bombe d’aéroplane là-dessus… Quel soupir !…
– Tais-toi !… Je te dis, tais-toi !… »
Ce fut au tour de La Candeur de constater la pâleur de Rouletabille.
Celui-ci ne regardait plus les réservoirs, mais par-delà leur rotondité formidable, quelque chose de plus formidable encore…
Dans l’atmosphère de fumées déchirées par un coup de vent brusque, un monument qui tenait du cauchemar, et qui paraissait bâti sur des nuées d’enfer, dressait sa silhouette kolossale…
C’était bien là la hideuse et terrible carapace pour machine de guerre que Nourry avait évoquée avant de mourir…
Rouletabille en reconnaissait les dimensions fantastiques, l’inclinaison inexplicable au premier abord d’un toit gigantesque qui était beaucoup plus haut dans la partie sud que dans la partie nord, et enfin Rouletabille reconnut l’orientation du monstre… nord-est-sud-ouest, l’orientation sur Paris !…
« Ah ! tu regardes le hangar de leur nouveau zeppelin !… souffla La Candeur. Paraît que c’est un nouveau modèle plus épatant que les autres, celui-là !… Oui, une nouvelle invention d’un ingénieur polonais qui a trouvé un truc pour transporter dans les airs comme une véritable forteresse !… Crois-tu qu’ils sont acharnés, hein ! avec leurs zeppelins !… Ils ont beau en perdre, il faut qu’ils en reconstruisent tout le temps !… Et de plus en plus grands !… Celui-ci aura dans les trois cents met… »
Un autre coup de pied terrible sur la chaussure de La Candeur arracha au pauvre garçon une sourde exclamation…
« Je te défends ! Tu entends, lui sifflait à nouveau un Rouletabille aux yeux foudroyants, je te défends de prononcer ce chiffre-là !…
– Bien ! bien ! soupira l’autre. Entendu !… D’autant plus que si je m’entêtais, je finirais par attraper des cors aux pieds !… »
On n’apercevait du bâtiment que sa superstructure. Comme l’avait dit Nourry, il était curieusement placé entre des ateliers dont certains avaient été réduits de moitié pour le laisser passer. Le tout était entouré d’un très haut et interminable mur de planches gardé par un cordon de troupes.
« Crois-tu qu’ils prennent des précautions !… On dit que travaillent là des ouvriers spéciaux, spécialement surveillés !… On dit aussi que leur nouveau zeppelin va être bientôt prêt ! ajouta La Candeur. On verra bien alors ce que c’est !… Moi, je ne suis pas pressé !… Ça doit être encore un de ces trucs à la manque avec lesquels ils ont toujours essayé de bluffer le monde !… Mais qu’est-ce que tu as, mon vieux ? Tu as l’air tout chose… »
Les oreilles de Rouletabille lui sonnaient alors de furieuses cloches, non point seulement parce que cette phrase l’avait frappé douloureusement : « on dit que leur nouveau zeppelin va être bientôt prêt », mais encore parce qu’il entendait alors, tout le long de ce mur de planches que les prisonniers suivaient derrière leurs gardiens l’écho innombrable du travail qui se faisait derrière !…
Un tumulte de moteurs et de marteaux qui donnait la sensation terrible de la hâte avec laquelle un peuple d’ouvriers précipite joyeusement et furieusement la fin d’une gigantesque besogne… Chaque coup broyait le cœur du reporter. « Aurai-je encore le temps ? » se demandait-il dans un émoi de tout son être…
XIII – ROULETABILLE TRAVAILLE
Rouletabille parvint cependant à se dominer et, résolu à ne plus s’émouvoir ni s’étonner de rien avant d’avoir triomphé, il écouta plus attentivement les explications de La Candeur, lequel, quelques minutes plus tard, lui désignait de nouveaux bâtiments : « Voilà notre usine à nous !… Tiens… tout ce que tu vois là, c’est notre Kommando de Richter !… »
Et puis tout à coup La Candeur fit : « Eh ben ! mon vieux ! elle est matinale aujourd’hui !
– Qui donc ?
– Tu ne vois pas ? Là, dans la petite auto qui s’arrête devant la porte de Richter !… la Fraulein, à droite, qui conduit : c’est sa fiancée, pardi !…
– Ah ! oui, Helena !… Elle est jolie !…
– Tu parles ! Mais j’aime encore mieux l’amie qui l’accompagne, elle est moins filasse ! tu sais, des goûts et des couleurs, il n’y a pas à discuter !… l’autre est presque châtaine ! Elle est plus de chez nous ! quoi ! si on peut dire !… »
D’une voix changée, Rouletabille, qui cependant venait de jurer de ne plus s’émouvoir de rien, demanda : « Tu… Tu ne sais pas qui est son amie ?…
– Ma foi non !… Ce n’est pas la première fois que je la vois avec Helena Hans… Helena vient voir Richter tous les jours… C’est une amie qui doit habiter avec elle dans l’usine, sans quoi on ne les verrait pas si souvent ensemble !…
– Et quand elles viennent ensemble, il y a toujours derrière cette espèce d’ordonnance qui se tient les bras croisés dans l’auto ?…
– Oui ! Toujours !… Ça doit être le chauffeur !… Mais c’est toujours Helena qui conduit !… Tiens ! Elles descendent toutes les deux et entrent chez Richter…
– Oui, et l’ordonnance les accompagne ! Tu vois bien que ça n’est pas le chauffeur !
– Possible ! Ça t’intéresse ?…
– Moi ?… Pas le moins du monde !… »
Rouletabille dévorait des yeux la silhouette féminine qui disparaissait sur le perron de Richter, entre Helena et l’ordonnance… Il avait reconnu Nicole !
Oui, c’était bien Nicole Fulber telle qu’il l’avait vue sur des portraits prêtés par la mère, telle qu’elle lui avait été décrite avec sa haute taille onduleuse, sa chevelure châtaine à reflets cuivrés, sa belle tête, toujours un peu penchée, son profil busqué et fin, ses grands yeux d’un bleu très sombre, toute cette physionomie qui lui donnait un air tout à fait à part de mélancolie hostile…
« Nous sommes arrivés ! » dit La Candeur.
En effet, ils pénétraient dans une grande cour entourée d’ateliers. Ces ateliers étaient partagés en trois séries : la première dans laquelle on fabriquait les pièces les plus lourdes : les plateaux, les pédales, les leviers, les arbres et les roues à volant, les cylindres à rainures, etc. ; la seconde où se faisaient les pièces les plus délicates : presse-étoffe, bobines, aiguilles, manettes, navettes, et même les ressorts ; la troisième où se pratiquait l’assemblage et s’achevait la machine. Le tout était disposé autour d’une vaste cour au fond de laquelle se trouvaient le magasinage et l’emballage.
On pénétrait dans ce quartier des machines à coudre par une vaste porte à double battant par où entraient et sortaient toutes marchandises. Au fond de la cour une petite porte donnait directement sur les bâtiments du Kommando dirigé par l’ingénieur Richter.
C’est là que celui-ci avait ses bureaux au centre d’une véritable usine particulière consacrée presque exclusivement au commerce extérieur et aux échanges avec l’étranger.
Sitôt entrés dans l’enceinte, Rouletabille et les prisonniers nouvellement arrivés furent soumis par un contremaître militaire à un interrogatoire en règle ; après quoi, le reporter et deux autres de ses compagnons furent conduits dans les bureaux mêmes de l’ingénieur.
Là, ils attendirent une dizaine de minutes, et alors le reporter put se rendre compte de la raison de cette attente. À travers les vitres de la pièce dans laquelle on les avait conduits, Rouletabille vit apparaître successivement sur le perron Helena, puis sa compagne, puis celui qui était certainement chargé de surveiller Nicole, enfin un homme qui pouvait avoir dans les quarante ans, plutôt gras, mais bel homme quand même parce qu’il était grand. Ce devait être une solide fourchette et un beau buveur de bière.
Il portait toute sa barbe blonde, très soignée. Figure épanouie, très intelligente, éclairée par deux petits yeux gris perçants qui, en ce moment, souriaient à Helena qu’il accompagnait jusqu’à l’auto. Il serra la main des deux jeunes femmes.
Rouletabille n’avait jeté qu’un coup d’œil sur celui qu’il pensait être Richter, mais toute son attention était pour Nicole. Ah ! le doute n’était plus possible.
1 comment