C’était bien là la fille de Fulber. La malheureuse paraissait avoir beaucoup souffert et semblait indifférente à tout.

L’auto s’éloigna doucement, et l’homme rentra dans les bureaux.

Deux minutes plus tard, il interrogeait les prisonniers. C’était Richter, en effet. Les deux compagnons de Rouletabille furent vite expédiés et dirigés sur les ateliers. Quand ce fut le tour du reporter, l’ingénieur donna l’ordre à un secrétaire de lui passer le dossier Blin et Cie.

L’employé fit jouer les serrures d’une vaste armoire et chercha parmi des dossiers disposés selon l’ordre alphabétique. Quand Richter eut le dossier, il ouvrit une porte et pria Rouletabille de passer devant lui.

Ils suivirent un corridor et pénétrèrent dans une assez grande pièce déserte qui était occupée par de hautes tables glissées sur des tréteaux. Sur ces tables étaient étalés des dessins au lavis, des profils de machines, etc. Richter s’assit sur un des hauts tabourets qui se trouvaient devant les tables, feuilleta un instant le dossier Blin et Cie, s’attarda à lire une sorte de rapport, puis, se retournant vers Rouletabille :

« Michel Talmar, vous sortez de l’École des arts et métiers. Vous étiez employé dans la maison Blin et Cie depuis cinq ans. Vous êtes travailleur et d’une intelligence remarquable. Dans les différents ateliers où vous êtes passé, vous avez toujours trouvé l’occasion et le moyen de réaliser des améliorations non seulement au point de vue du travail, mais encore au point de vue mécanique. Quand la guerre a éclaté, vous travailliez chez Blin, dans le plus grand secret, à dresser les plans d’une nouvelle machine à coudre dont vous aviez eu l’idée lors d’un voyage que vous fîtes en Amérique en 1907. La maison Blin fondait les plus grandes espérances sur cette machine qui devait être de cinquante aiguilles.

– De soixante-quinze !… interrompit Rouletabille.

– C’est possible ! Le secret de votre affaire a été bien gardé, du moins autant qu’il pouvait l’être… Aviez-vous traité avec la maison Blin ?

– Non, monsieur, pas encore… C’est après examen des plans que j’étais en train de dresser quand la guerre a éclaté que la maison Blin et Cie devait me faire des offres fermes…

– Pouvez-vous me dire quelque chose de votre nouvelle machine ?… Vous comprenez que cela m’intéresse… En somme, vous n’êtes lié en aucune façon avec la maison Blin et c’est à un ingénieur suisse que vous parlez !

– Qui travaille pour l’Allemagne…

– Et qui correspond avec les premières maisons de machines à coudre du monde. Tout en restant ici, je puis vous faire faire une affaire magnifique ailleurs… Seulement il faudrait que j’aie quelque idée non point du secret de cette invention, mais du rendement qu’on en peut espérer, du résultat auquel vous prétendez arriver… Enfin, je vous le répète, pouvez-vous me dire quelque chose ? »

Silence méditatif de Rouletabille.

L’autre, pour l’exciter :

« Le mécanisme des machines est assez variable, lorsqu’on passe d’un modèle à un autre, mais le principe demeure constant, et je ne pense point qu’en tout état de cause, vous puissiez apporter dans ce mécanisme déjà si perfectionné une véritable révolution !…

– Si ! répondit sèchement Rouletabille.

– Vous m’étonnez ! reprit Richter en se balançant sur son tabouret, un genou dans les mains : voyons un peu. Les fonctions générales d’une machine à coudre peuvent se définir par trois mouvements : le premier est le mouvement par lequel l’aiguille plonge dans l’étoffe, en entraînant le fil pour fermer la boucle à travers laquelle viendra passer la navette ; le deuxième est le mouvement qui fait passer la navette ou un crochet circulaire dans la boucle fermée par le fil de l’aiguille ; le troisième est le mouvement de translation de l’étoffe après chaque point fait, et qui varie par conséquent suivant la longueur du point. Ce dernier mouvement s’appelle l’entraînement. Ces trois mouvements sont indispensables. Ils existent dans toutes les machines, en variant suivant le goût et l’ingéniosité des inventeurs, et quand ils sont produits convenablement, toutes les machines cousent bien, si les tensions du fil, de l’aiguille et de la navette sont bien réglées… Vous pouvez toujours me dire sur lequel de ces trois mouvements, en dehors de l’établissement extraordinaire de vos soixante-quinze aiguilles, porte votre… amélioration.

– Je ne vois aucun inconvénient, monsieur, à vous dire que mon invention porte sur ces trois mouvements-là et que cette amélioration, comme vous dites, des trois mouvements est d’une importance telle qu’elle les transforme tout à fait… Vous avez vu, naturellement, des machines de vingt-cinq aiguilles ; la mienne, qui est de soixante-quinze, et qui peut piquer des étoffes, des coiffes de casquettes, tous les cuirs, etc., n’a plus rien à faire, je vous assure, avec celles de vingt-cinq… Son travail est inouï et le parallélisme entre les coutures est parfait…

– Oui ! Mais est-il toujours bon ? Dans les machines à vingt-cinq, par exemple, quand un fil vient à se rompre, on continue l’opération et l’on donne ensuite la réparation à faire à une machine ordinaire… Avec soixante-quinze aiguilles, j’imagine que les ruptures de fil…

– Avec ma machine à moi, interrompit nettement Rouletabille qui paraissait de plus en plus s’échauffer, les ruptures de fil n’ont plus aucune importance ! Dans vos machines, vous avez un organe qui forme un nœud tous les huit points, de telle sorte que lorsque le fil se rompt, l’ouvrage n’est défait que sur la longueur de ces huit points-là… Ma machine à moi fait un nœud à chaque point !… Et chaque aiguille travaille plus vite qu’une aiguille de vos machines !…

– Diable !… s’exclama Richter, en descendant de son tabouret et en allumant un cigare. Diable ! c’est en effet une révolution !… Fumez-vous, monsieur ?

– La pipe ! dit Rouletabille. Si vous permettez !

– Mais je vous en prie… Et serait-il indiscret de vous demander ce que les Blin vous avaient offert pour…

– Nullement !… 50 000 francs à l’adoption de mes plans et 20 pour 100 sur les bénéfices…

– Voulez-vous du feu ?…

– Merci, j’ai mon briquet…

– Monsieur Talmar, je suis enchanté d’avoir fait votre connaissance…

– Moi aussi, monsieur !…

– Monsieur Talmar, vous ne connaissez pas l’usine Krupp ?

– Non ! Et je le regrette…

– Eh bien, permettez-moi de vous faire faire un petit tour dans cette usine que vous désirez connaître !… J’ai justement besoin de me rendre ce matin au Generalkommando ! »

Les deux hommes se regardèrent un instant en silence. Ils s’étaient compris.

« Vous permettez que je donne quelques ordres ? Vous parlez l’allemand à ce que j’ai vu sur votre dossier…

– Oui, monsieur…

– Je vais téléphoner qu’on mette un gardien à votre disposition. C’est le règlement. Vous ne pouvez sortir d’ici sans gardien. Vous m’excuserez… »

 

Cinq minutes plus tard, ils traversaient tous deux l’usine avec ce gardien derrière eux. L’ingénieur donnait très aimablement des détails à Rouletabille sur tout ce qui se trouvait sur leur chemin. Il parlait de l’usine avec enthousiasme.

« Quant au Generalkommando, lui dit-il, c’est une organisation directrice hors ligne affectée tout d’abord spécialement à la fonderie et composée d’officiers du génie ou d’artillerie commandés par un général, tous experts dans les questions de fabrication d’obus et de canons. Ce sont eux qui font tous les essais et les expertises, et ce sont eux aussi qui travaillent inlassablement à l’amélioration du matériel, à de nouvelles découvertes pouvant être utiles à la Défense nationale. Les services rendus à l’industrie de guerre de l’empire par ce petit noyau d’hommes sont tout simplement effarants. Tout est leur œuvre : les nouveaux canons, les nouveaux obus, les nouveaux aciers, les nouveaux engins de tranchées, tout ! tout !… Et maintenant, on vient de leur adjoindre le Service des inventions de tout genre qui, hors de la fonderie, peuvent modifier le travail de l’usine pour sa production purement industrielle et commerciale…

– Qu’est-ce donc que cette tour énorme ? demanda Rouletabille sans paraître attacher une importance quelconque à la dernière phrase que Richter venait de prononcer avec une intention évidente et en le regardant du coin de l’œil…

– Mais, c’est notre tour à eau !… Savez-vous qu’avant la guerre, la consommation d’eau annuelle, pour les aciéries d’Essen seulement, dépassait celle de la ville de Dresde de 225 000 mètres cubes ! Le chiffre total était de 14 millions et demi de mètres cubes annuellement… Le réseau des conduites d’eau comprenait 222 kilomètres de distribution souterraine et 143 kilomètres de distribution intérieure. Depuis la guerre, la longueur de distribution d’eau a été plus que triplée ! C’est vous dire l’importance du rôle joué par notre tour à eau.

– Je n’en ai jamais vu d’aussi haute…

– Elle a 60 mètres de la base à la lanterne ! Voulez-vous y monter ? Vous pourrez découvrir de là toute l’usine avec ses nouvelles annexes et une grande partie de la ville d’Essen ! Le coup d’œil est unique, et, justement, il fait un temps superbe ! »

Rouletabille jeta un coup d’œil sur sa montre, qu’on lui avait prise à Rastadt et qu’on lui avait rendue lors de son départ pour Essen…

« Ça me fera certainement plaisir, dit-il, mais allons à votre rendez-vous d’abord car je ne voudrais pas vous déranger, et en revenant du Generalkommando, nous pourrons nous livrer à l’ascension en question !

– Comme vous voudrez !… »

Presque aussitôt, Rouletabille vit Richter s’incliner profondément devant un officier supérieur qui causait à une fenêtre avec une jeune personne qui leva précipitamment la tête et qui envoya à l’ingénieur son plus gracieux sourire.