Le reporter avait reconnu Helena et, dans la pénombre, derrière elle, la silhouette de Nicole ! « C’est vrai qu’elles ne se quittent pas, pensa-t-il ; parbleu, elles doivent habiter ensemble… »

« C’est ici la demeure d’usine, depuis la guerre, du directeur de notre laboratoire d’Énergie, dit Richter. Et le commandant que nous venons de saluer n’est autre que le directeur lui-même, le célèbre ingénieur Hans. Et, tenez, là-bas, cette bâtisse avec ses trois larges cheminées si caractéristiques, c’est le laboratoire d’Énergie lui-même. On s’y livre, en ce moment, paraît-il, à de très intéressants travaux sur le radium… »

Pendant ce temps, Richter et Helena n’avaient cessé de se sourire le plus aimablement du monde. « M’est avis, pensait Rouletabille qui remerciait la Providence de l’avoir fait tomber sur un ingénieur suisse amoureux, m’est avis que cet excellent M. Richter nous a fait faire un petit détour par la tour à eau pour avoir l’occasion de revoir sa belle ! Ce n’est pas moi qui m’en plaindrai ! »

Ce qui se passa au Generalkommando fut assez rapide. Rouletabille fut laissé dans une petite salle d’attente en compagnie du gardien qui n’avait cessé de le suivre. Dix minutes s’écoulèrent. Richter vint chercher notre héros et le conduisit dans un bureau où il se trouva en face de deux hauts personnages qu’il sut par la suite être le général von Berg et l’ingénieur en chef des inventions pour le commerce intérieur et extérieur et l’industrie. Il fut prié de répéter ce qu’il avait déjà dit de sa machine et cela assez brutalement ou tout au moins dans des termes qui étaient destinés à le mettre en émoi et à lui faire comprendre qu’on ne lui permettrait pas longtemps de garder son secret pour lui tout seul.

Il trouva bon de marcher dans le sens du jeu de ces messieurs et se mit à rougir, et à balbutier avec un naturel qui aurait fait la joie de La Candeur.

Il répéta tout ce qu’on voulut.

Finalement, l’ingénieur en chef lui dit :

« Herr Richter, qui est sujet suisse, nous charge de vous faire la proposition suivante : 200 000 francs à l’admission de vos plans et 30 pour 100 pour vous sur les bénéfices ! Réfléchissez ! Blin vous vole ! Nous connaissons Herr Richter depuis quinze ans. C’est un honnête homme ! Allez !… »

Richter et Rouletabille sortirent du Generalkommando, toujours suivis par le soldat.

Richter paraissait avoir complètement oublié la conversation que l’on venait d’avoir au Kommando, mais il n’oublia pas de repasser par le laboratoire d’Énergie et la maison de Hans et de sa fille. Mais, cette fois, il n’eut pas la joie d’apercevoir Helena.

Devant la nouvelle tour à eau, Rouletabille regarda de nouveau sa montre.

« Si nous montions ? fit-il.

– À votre disposition ! » dit Richter.

Et ils montèrent. Cette tour était une construction octogone, et Richter expliquait en montant qu’elle renfermait à son sommet un réservoir de cent cinquante tonnes. L’eau, qui est amenée au pied de la tour par des canaux de six kilomètres, provient des grands lacs artificiels formés par l’épuisement des mines de houille dans le bassin de la Ruhr. Des pompes à vapeur font monter cette eau dans la tour et, une fois dans le réservoir, elle est chassée par son propre poids dans toutes les directions de l’usine.

Rouletabille et Richter arrivèrent un peu soufflant à la lanterne de la tour. Il faisait beau. Toutefois l’horizon était brumeux comme celui de la mer.

Et comme Rouletabille regardait au lointain :

« L’intérêt n’est pas au loin, lui dit Richter ; il n’est même pas devant vous, il est tout à vos pieds ! Vous n’avez qu’à baisser la tête pour embrasser d’un seul coup d’œil ce monde des usines, d’où l’Empire allemand est sorti comme d’une caverne infernale et avec lequel il tient tête aujourd’hui à tout l’univers !… Ce qui frappe avant tout, c’est le chemin de fer de ceinture ; il trace comme un cercle magique autour de l’usine aux cent portes ! Il jette de tous côtés de grands rayonnements de rails… Ces bâtiments qui s’étendent du côté de la ville, sont les ateliers pour la fabrication des canons… Écoutez !…

– Quel est ce bruit ?… On fait des essais ? s’enquit Rouletabille.

– Non !… C’est le gros marteau de cinquante mille kilos qui fonctionne… Il a coûté 2 millions et demi… Il est soutenu par trois fondations gigantesques : une en maçonnerie, une en troncs de chênes venant de la forêt de Teutoburg, et une autre en bronze, formée de cylindres solidement reliés entre eux… Il forge des blocs de quatre cents quintaux{9} ! Ça s’entend ! »

Rouletabille se laissait conduire autour de la lanterne. À un moment, il demanda tranquillement :

« Mais quelle est donc cette énorme construction bizarre qui a un toit si curieux et devant laquelle nous sommes déjà passés ce matin ?

– Cela, c’est le berceau du nouveau zeppelin ! répondit Richter. Quelque chose d’étonnant, paraît-il ! Mais entre nous il vaut mieux ne pas en parler pour ne pas avoir de désagréments avec l’administration qui sait tout ce qui se fait ici, qui sait tout ce qui se dit !

– Bah !…

– Oui, j’aime mieux vous avertir ! La police est bien faite !…

– Je m’en doute ! continua Rouletabille d’une voix indifférente. Et là-bas, dans la ville, en face, tenez ! Dans la direction de cette flèche, qu’est-ce que c’est que ce magnifique hôtel ?…

– Eh ! c’est l’hôtel de la fabrique ! C’est l’Essener-Hof. C’est là que M. Krupp loge ses amis et qu’il reçoit ses hôtes couronnés. L’empereur Guillaume y vient souvent passer un jour ou deux. On expérimente alors devant lui, dans le polygone qui est caché par ce toit et qui s’étend jusqu’à l’horizon, les nouvelles pièces dont l’existence est tenue secrète… »

Mais Rouletabille n’avait plus l’air de suivre les explications de Richter. Et celui-ci finit par s’en apercevoir :

« Qu’est-ce que vous regardez donc comme cela ? demanda-t-il.

– Mais l’Essener-Hof, que vous me montriez tout à l’heure ! C’est extraordinaire ce que l’on voit bien d’ici !… Tenez ! il y a du monde au balcon !… Ce serait épatant, dites donc, si c’était l’empereur ! »

Richter se mit à rire.

« Pourquoi pas ? Puisque vous disiez qu’il y vient quelquefois… »

Richter, toujours riant, frappa à une petite cabane qui s’appuyait contre la lanterne. La porte en fut ouverte et un homme se montra, vêtu d’une tunique spéciale et d’une casquette rouge que Rouletabille avait déjà remarquées dans ses déambulations de la matinée. Richter demanda à l’homme une lorgnette prismatique avec laquelle il se mit à fixer le point désigné par son nouvel employé, le balcon de l’Essener-Hof !

« Non ! Ce n’est pas l’empereur !… Voyez vous-même ! »

Rouletabille regarda et rendit presque aussitôt la lorgnette à l’ingénieur.

« Non ! Ce n’est pas l’empereur !… Ça ne ressemble pas à ses portraits ! » fit-il en riant à son tour. Et il ajouta in petto : « Ce n’est pas lui puisque c’est Vladimir Féodorovitch ! fidèle à son poste, à heure fixe, sur le balcon de l’Essener-Hof attendant qu’un message lui tombe du ciel envoyé par Rouletabille… Il est arrivé ! C’est tout ce que je voulais savoir !… »

Et, se tournant vers Richter qui déjà le faisait redescendre :

« Quel est donc cet homme qui est ici dans cette cabane avec cette tunique et cette casquette rouge ?…

– C’est le pompier de service ! répondit l’ingénieur. C’est lui qui lance les premiers avertissements dès qu’il y a un incendie. Il est en communication téléphonique et aussi par signaux lumineux avec toute l’usine.

– Quelle organisation ! c’est merveilleux !…

– Et dire que tout cela est sorti de cette petite chose que vous voyez là, expliqua l’ingénieur, cette pauvre petite forge près de la porte d’entrée principale ! C’est là-dedans que le père Krupp a été lui-même simple et misérable ouvrier, et a travaillé longtemps auprès de son père qui n’était qu’un pauvre forgeron allant vendre lui-même aux environs les divers objets qu’il fabriquait ! On comprend que le fils ait tenu à conserver précieusement ce curieux témoignage des humbles débuts d’une des plus puissantes organisations du monde !… »

Sortis de la tour, les deux hommes ne se dirent plus rien jusqu’à ce qu’ils fussent revenus dans la salle de dessin de l’ingénieur. Là, comme Richter se taisait toujours, Rouletabille qui avait pris un air assez préoccupé, dit enfin :

« Écoutez, monsieur, j’ai réfléchi : j’accepte les propositions que vous me faites. Il n’y a aucune raison pour que je refuse de traiter avec un ingénieur suisse. Je ne suis, en effet, lié en aucune façon avec la maison Blin et Cie qui ne m’a fait que de vagues promesses, et, de toute façon, beaucoup moins importantes que les vôtres.