Vous avez toute facilité et toute liberté pour échanger avec lui ces propos qui sont chers à deux êtres qui s’aiment ; mais, par cela même que vous êtes en terrain neutre, vous comprendrez facilement qu’il nous serait impossible de supporter la moindre allusion à des sujets qui auraient un rapport quelconque avec la guerre ! Je suis sûr, mademoiselle, que vous m’avez compris et que je n’aurai pas à me repentir des bontés que nous avons toujours eues, Helena et moi, pour vous !
« Après quoi, il y eut un silence, puis la voix d’Helena se fit entendre :
« – Nicole sera raisonnable !… N’est-ce pas, Nicole ?… Répondez-nous, Nicole ?… Il le faut !… Il le faut pour nous tous !… qui craignons tant pour vous !… Il le faut pour votre père !… Il le faut pour votre fiancé !… Qu’est-ce que nous vous demandons ? De dire à Serge que nous vous traitons comme une amie et que nous vous soignons de tout notre cœur ?… Ça n’est pas difficile de dire une chose pareille qui est vraie et qui nous fera plaisir à tous ! On ne vous demande pas autre chose !
« Mais Nicole restait toujours silencieuse. Sa belle tête, ordinairement penchée, s’était cependant redressée, mais ce nouveau mouvement était loin de donner plus de douceur à cette physionomie sauvage.
« Sur ces entrefaites entrèrent un général que je sus depuis être le général von Berg lui-même et un homme qui passa dans le champ de ma vue et qui me parut tout de suite dans un désordre physique et moral extrême. Je n’eus pas de mal à comprendre que j’avais en face de moi le Polonais, au premier mouvement qu’il fit en apercevant Nicole : il se jeta à ses pieds. En même temps, le général faisait un signe à Richter et à Helena et ces derniers quittèrent la pièce.
« Nicole avait reculé sa chaise devant le mouvement de Serge. Mais celui-ci continuait de se traîner vers elle à genoux, sans entendre les objurgations très rudes de von Berg qui lui conseillait d’être raisonnable s’il tenait à ce que cette entrevue avec sa fiancée fût suivie de quelques autres. Mais l’autre ne faisait que pleurer et gémir et demander pardon ! et il voulait embrasser les pieds de Nicole, et il baisait le bas de sa jupe, et il la suppliait de lui dire si elle l’aimait toujours !… Mais Nicole ne répondait pas. Et son visage était de plus en plus dur…
« En ce qui me concerne (c’est Rouletabille qui parle), je ne pouvais m’empêcher de me demander, en face de cette double attitude, s’il n’y avait point là-dessous une grande part de comédie destinée à bien faire comprendre au général qu’il n’avait pas été trompé et que l’usine possédait entièrement tout le secret de la Titania.
« Certes, il devait y avoir quelque chose comme ceci, mais je dus aussi me rendre à cette autre évidence que l’hostilité de Nicole était trop réelle pour ne s’adresser qu’à un homme qui n’aurait fait encore que le simulacre de trahir. Elle visait certainement un homme qu’elle savait capable de trahir et prêt à trahir tout à fait ! toujours pour l’amour d’elle !
« Que Serge fût prêt à cela, je n’en pouvais pas douter plus que Nicole elle-même et plus que Fulber (se rappeler la confidence de Fulber à Malet rapportée par Nourry), et telle était ma pensée parce que les larmes sincères que le Polonais versait dans le moment et son désespoir nullement fictif n’auraient pu se rapporter à un faux crime passé, tandis qu’ils se comprenaient parfaitement avec le crime vrai qui se préparait !
« De telle sorte que le général pouvait être trompé sur le sens du pardon demandé par le Polonais à sa fiancée, mais ni Nicole ni moi ne prenions le change : Serge allait être acculé à la vraie trahison, et il trahirait !… Toujours en ce qui me concerne (je suis obligé de suivre ici, pas à pas, les étapes de mon raisonnement), l’inouï bouleversement d’âme dont faisait preuve le Polonais attestait que le moment où tout allait se découvrir, c’est-à-dire où il allait être obligé de trahir pour sauver Nicole, ne pouvait plus être très éloigné ! car un pareil débordement ne se serait point compris si le Polonais avait disposé encore de quelques mois de mensonge !
« Tant pleura le Polonais et tant s’endurcit le visage de Nicole que le général von Berg trouva rapidement que cette conférence avait assez duré. Il releva, quasi de force, Serge, en le prenant par le col de son paletot, et lui dit :
« – Je vous avais promis une entrevue avec Mlle Fulber ! Vous l’avez eue ! Vous avez pu constater que Mlle Fulber est aussi bien portante que possible et elle vous dira elle-même qu’elle est soignée comme une sœur par Mlle Hans ! N’est-ce pas, mademoiselle ?… Ceci vous pouvez le dire ! En vérité, c’est votre devoir de le dire !
« Mais Mlle Nicole continua de ne rien dire du tout… Alors, Serge retomba à genoux comme un fou qu’il était.
« – Tu n’auras donc pas pitié de ton Serge ! râlait-il… mais parle donc !… Réponds-moi !… Réponds-lui à lui !… Dis-moi qu’on te soigne ! Dis-moi que tu ne souffres plus !… Ô Nicole, dis-moi que tu ne souffres plus !… (Et des pleurs ! et des pleurs !)… Les misérables t’ont tant fait souffrir !… Je ne veux plus que tu souffres !… Tu me détesteras ! tu me maudiras, mais tu ne souffriras plus !… Je ne veux pas qu’on te martyrise, moi !… non !… non !… je ne veux pas !… je n’ai pas pu résister, vois-tu, à une chose pareille : ton martyre ! ma Nicole torturée ! Ah ! la fin du monde ! plutôt ! la fin du monde !… Qu’est-ce que me fait le monde à moi ! qu’est-ce que me font Paris et toutes les villes de la terre ?… Je ne veux plus te voir comme je t’ai vue sur un misérable grabat, au fond d’un cachot, je ne veux plus t’entendre soupirer de douleur !… ma Nicole ! ma Nicole !… Dis-moi quelque chose ! Tiens ! maudis-moi ! mais que j’entende le son de ta voix !… si tu savais ! si tu savais !… Ils m’ont montré des photographies, les monstres !… des photographies atroces de pauvres prisonniers russes qu’ils ont martyrisés en Pologne… Des membres rompus… des seins arrachés par des tenailles brûlantes !… toutes les horreurs de l’enfer !… et ils m’ont dit que tout cela t’était réservé !… Alors, comprends !… je n’ai pas pu !… je ne peux pas !… je ne peux pas ! Mon Dieu ! je ne peux pas ! non ! non !…
« Et le malheureux, dans une crise effrayante, ayant été repoussé du pied par Nicole, se releva en titubant et me montra sa face de démon que je n’avais pas encore aperçue !
« Effroyable vision ! La hideur et la douleur s’étaient réunies pour faire de ce masque la chose la plus tragique et la plus épouvantable à regarder qui se pût concevoir !… Ah ! qu’il était laid, cet homme ! et qu’il souffrait ! et comme il faisait pitié ! Toute ma vie j’aurai la crispation atroce de cette horrible et magnifique hideur dans les yeux ! Toute ma vie, j’aurai ces pleurs lamentables et ces gémissements désespérés dans mes oreilles ! Il se releva en s’arrachant les cheveux et en s’écriant :
« – Si encore je pouvais mourir !… Mais je ne peux pas mourir ! Oui ! ils ont encore trouvé cela ! la mort elle-même m’est défendue !… la mort ne veut pas de moi !… Tu ne sais pas, toi, tu ne sais pas que si je meurs avant d’avoir mené à bien leur œuvre maudite, ils m’ont promis de te brûler à petit feu !… à petit feu ! entends-tu !
« Ici, un rire effroyable, et tout à coup, j’eus la terreur (en face d’un pareil désespoir et d’une semblable folie), la terreur qu’il eût déjà parlé ! qu’il eût tout livré ! tout dit !… Sensation qui me brisa les jambes et me fit m’accrocher haletant à cette porte derrière laquelle se passait le plus grand drame de la terre (nouvelle étape de mon raisonnement, nouvelle illumination de ma cervelle en flammes) et cette sensation, je pensais immédiatement que Nicole avait dû la ressentir également, car, elle, dont on n’avait pas encore entendu la voix jusqu’alors, se leva tout à coup dans un mouvement des plus passionnés et lui jeta :
« – Mille morts ! mille morts ! pour moi et pour toi et pour mon père, plutôt que ton crime !…
« Et elle tenta de s’accrocher à lui pour lui jeter encore :
« – Je me laisserai mourir de faim… je me laisserai…
« Mais elle n’eut pas le loisir de continuer : le général von Berg, qui avait eu sans doute ses raisons de laisser s’épancher le désespoir du Polonais, s’était rué sur Nicole dès qu’il l’avait entendue et, avec une brutalité sans nom, il la traîna jusqu’à ma porte et la jeta dans la petite pièce où j’étais réfugié et qu’il croyait naturellement déserte ! Moi, je n’avais pris que le temps de m’aplatir contre la muraille. Il ne me vit pas et referma la porte à clef. Dans le même moment, je l’entendis qui appelait le gardien dans le vestibule et qui lui donnait l’ordre de rester devant cette porte et il s’éloigna avec le Polonais qui emplissait la maison de ses cris de dément !… Quant à moi, j’étais déjà penché sur le corps étendu de Nicole, à demi évanouie, et j’eus tôt fait de la faire revenir complètement à elle en lui disant :
« – Je suis venu ici pour vous sauver ! j’ai vu votre mère ! je suis venu ici, envoyé par le gouvernement français, pour vous sauver et pour sauver Paris de la Titania !
« Elle se redressa comme mue par un ressort, puis me brûlant les yeux de son regard d’acier sombre :
« – Il n’y a qu’une façon de nous sauver tous ! me souffla-t-elle, c’est de me tuer !… Quand je serai morte, l’autre ne dira plus rien puisqu’il n’aura plus à craindre qu’ils me fassent souffrir ! Tuez-moi donc, monsieur !… Si vous avez une arme, tuez-moi ! et je serai sauvée !… Moi, j’ai essayé plusieurs fois ! mais ils veillent !… Ils ne me quittent pas ! La nuit, dans ma chambre, il y a toujours une vieille femme qui ne ferme jamais les yeux. Ils me forcent à prendre de la nourriture, quand je la refuse !… Par le Seigneur Dieu !… s’il n’y a pas une arme ici, il y a bien un clou pour me pendre !… Dépêchez-vous, car ils ne vont pas me laisser longtemps seule !…
« J’avais toutes les peines du monde à l’empêcher de parler, de délirer et cependant mon poing sur sa bouche étouffait, écrasait la moitié de ses phrases insensées… Enfin, je pus la maîtriser :
« – Croyez-vous qu’il ait déjà livré le secret du gouvernail compensateur ? demandai-je.
« À ces mots précis, elle reconquit tout son sang-froid.
« – Non ! mais c’est comme si c’était déjà fait. Vous avez entendu le pauvre fou !… Quand le moment en sera venu, il ne leur résistera pas !
« – S’il n’a pas déjà parlé, il n’y a encore rien de perdu, fis-je…
« – Mais il va parler !… mais il va parler !… Vous n’avez donc pas compris cela à son délire !
« – Si !… Mais dans combien de temps devra-t-il parler ?…
« – Il devra parler le 21 de ce mois, et nous sommes le 6. Il devra parler dans quinze jours !…
« Suffoqué par ces chiffres auxquels j’étais loin de m’attendre, je balbutiai :
« – Mais il n’est pas possible qu’ils aient eu le temps de construire la Titania…
« Elle m’interrompit…
« – Certes ! pas la grande Titania, qui ne sera pas achevée avant trois mois, mais il s’agit d’un petit modèle qu’ils se sont décidés à mettre en chantier, parallèlement à la grande Titania, et qui sera prêt à être expérimenté dans quinze jours ! Et peut-être même que Serge devra parler avant !… Je vous dis qu’il n’y a plus aucun espoir !… Je connais Serge !… son amour pour moi tient de la plus sombre folie et se nourrit de la haine qu’il a pour tout le reste du genre humain ! Je vous dis que nous sommes perdus si vous ne me tuez pas !…
« – Mademoiselle ! déclarai-je alors, je vous jure, moi, que si je ne vous ai pas tous sauvés dans dix jours, je vous tuerai, vous, de cette main qui ne tremblera pas !… et je vous affirme que je trouverai bien le moyen de parvenir ensuite jusqu’à Serge Kaniewsky pour lui dire : Elle est morte pour que vous ne parliez point !
« Alors, cette admirable fille me dit en me regardant bien dans les yeux :
« – Faites l’une de ces deux choses-là : sauvez-nous ou tuez-moi ! et vous serez béni ! »
« Sur quoi, elle fit le signe de la croix. Mais j’avais saisi une feuille de papier et un crayon et je lui dis :
« – Écrivez ceci : Mon Serge bien-aimé, je suis morte pour que tu ne parles pas !… et signez !
« Elle écrivit d’une main ferme et signa. Je mis le papier dans ma poche.
« – Comment vous appelez-vous ? me demanda-t-elle encore à voix basse. Je lui répondis :
« – Je m’appelle Michel Talmar pour tout le monde ici, mais pour vous, je suis Rouletabille.
« J’entendis alors la porte qui s’ouvrait. C’était le général von Berg, l’ingénieur Richter, l’ingénieur Hans et sa fille qui venaient chercher Nicole. Je me rejetai dans ma cachette. Quant à elle, elle se prépara raisonnablement à les suivre, mais les forces lui manquèrent et il fallut l’emporter. »
XV – UNE NUIT DANS L’ENFER
Trois jours se sont écoulés depuis les derniers événements. Il est minuit. La prodigieuse forge travaille comme en plein midi. Par quelle habitude, par quelle rapide éducation des sens, des êtres humains peuvent-ils dormir au centre du retentissement formidable de ce labeur de géants ?
Pourtant, dans ces casernes immenses d’ouvriers et prisonniers, nommées Arbeiterheim, les équipes de jour reposent, épuisées. Il est probable toutefois que Rouletabille et La Candeur disposent encore de quelques forces de réserve car, au lieu de remonter dans leur dortoir à l’heure exigée par les règlements, ils s’attardent à bavarder dans un coin désert de la cantine où de solides pourboires glissés dans la main du feldwebel et une importante rémunération accordée à la mère Klupfel leur assurent, pour quelques heures, une sécurité à peu près absolue.
La cantine Klupfel ne ferme ni le jour ni la nuit, depuis la guerre, à cause du mouvement jamais interrompu des travailleurs qui partent pour les ateliers ou qui en reviennent. À l’ordinaire, il faut voir avec quel entrain Fraulein Emma et Fraulein Ida servent les most de Munich, les Delikatessen et le pain K. K. aux ouvriers et aux soldats qui viennent s’asseoir aux tables longues et poisseuses de la grande salle.
Cette grande salle donne sur plusieurs autres petites pièces qui sont réservées aux sous-officiers, à la famille Klupfel ou à certains soupers particuliers. L’une d’elles a été louée par les prisonniers français qui travaillent dans l’usine. C’est dans celle-ci que nous trouvons Rouletabille et son compagnon en face des reliefs d’un souper qui fait encore faire la grimace à La Candeur.
Rouletabille a laissé la porte de communication entrouverte et, de sa place, il assiste à tout ce qui se passe dans la grande salle. Celle-ci se vide peu à peu. Les clients se plaignent de la subite disparition de Fraulein Ida et de Fraulein Emma.
La mère Klupfel qui ne tient plus de fatigue sur ses vieilles jambes leur a répondu que ses filles, exténuées, étaient montées se coucher ; mais la porte obstinément close de certain cabinet particulier et la présence de deux capotes et de deux casquettes rouges de pompiers suspendues près de cette porte à deux patères ont suffi pour exciter certaines imaginations un peu échauffées par la Munich : Fraulein Emma et Fraulein Ida, s’il fallait en croire certains clients attardés, étaient en train de souper avec les propriétaires desdites casquettes rouges et desdites capotes de pompiers.
1 comment