Quelqu’un a même ajouté que si les fiancés de ces demoiselles, qui travaillaient à cette heure à la fonderie, pouvaient se douter de ce qui se passait, ils n’en concevraient aucune satisfaction !… À quoi un habitué, qui paraissait au courant des choses, répliqua que messieurs les fiancés n’auraient garde d’en vouloir à ces deux jeunesses d’amasser une honorable dot !

Cette dernière réflexion sembla mettre tout le monde d’accord. Les derniers clients gagnèrent la porte qui donnait sur la cour de l’Arbeiterheim…

Rouletabille ne laissait échapper aucun de ces mouvements, cependant que La Candeur gémissait dans son gilet :

« Et dire que j’ignore encore ce que nous sommes venus faire ici !… Je ne sais pas ce que tu manigances mais ils sont ici 300 000 ! Qu’est-ce que tu veux que nous fassions à deux contre 300 000 !…

– Nous ne sommes pas deux, fit brusquement Rouletabille à voix basse… nous sommes trois !…

– Trois !… où donc qu’il est le troisième ?… »

Rouletabille, après un coup d’œil jeté sur la salle voisine, se pencha à l’oreille de La Candeur et lui dit : « Vladimir est là !… »

L’autre sursauta :

« Non !… où donc qu’il est ?…

– En ville… à l’Essener-Hof !

– Bonsoir, de bonsoir, de bonsoir ! c’est-il bien possible !… Et qu’est-ce qu’il y fait à l’Essener-Hof !

– Il y attend mes ordres !

– Eh ben ! il peut attendre longtemps !

– Ils lui sont déjà parvenus !… »

La Candeur considéra un instant Rouletabille avec admiration.

« Tu les lui as envoyés par la poste ? lui demanda-t-il, non sans une certaine ironie.

– Exactement.

– Ah ! ben ! et il t’a répondu ?…

– Et il m’a répondu !…

– Ça, c’est plus fort que de jouer au bouchon ! Comment faites-vous ?

– Eh bien, nous prenons du papier, une plume et de l’encre, parbleu ! comme tout le monde… plus une certaine petite grille qui nous permet de découper dans une lettre d’une banalité courante les mots qui correspondent plus particulièrement à nos préoccupations personnelles !…

– Compris la grille, mais ce que je ne comprends pas, c’est que vous puissiez correspondre !

– C’est pourtant bien simple ! Tu penses bien que, depuis quatre jours que je fais à peu près ce que je veux dans les bureaux particuliers de Richter, je n’ai pas passé uniquement mon temps à tracer des dessins de machines à coudre. Et rien ne m’a été plus facile que de glisser dans le stock de la correspondance de l’ingénieur, avant qu’on ne la vienne chercher, à heures fixes, pour la porter à la poste, une enveloppe qui ne se distingue en rien des autres et qui est revêtue du timbre du Kommando… Voilà donc un objet sacré qui ne saurait s’égarer et qui est remis religieusement entre les mains de Nelpas Pacha, représentant des intérêts turcs auprès de la maison Krupp, domicilié momentanément à l’Essener-Hof !

– Qui est-ce Nelpas Pacha ?

– Eh ! ballot !… c’est Vladimir !… C’est un nom que la princesse Botosani lui avait trouvé comme par hasard avant de quitter Paris pour se rendre en son agréable compagnie sur les bords enchantés du Bosphore !…

– Et qui donc est cette princesse Botosani ?…

– Je te raconterai cela dans quelques années. Ce serait trop long aujourd’hui ! Suis bien le mouvement : Vladimir me répond en écrivant à Richter, avec lequel il est entré en relations d’affaires sur les ordres que je lui ai envoyés dans ma première lettre : je fouille et trifouille à loisir le courrier de Richter. L’enveloppe de Vladimir a une petite marque ; j’ouvre, si la chose n’est pas déjà faite, et je confisque la lettre ou je la laisse traîner ; ça n’a pas d’importance ! On peut lire notre prose, il n’y est question que de machines à coudre. Il faut avoir la grille pour y découvrir un autre sens !

– C’est tout simple, en effet ! conclut La Candeur, extasié. Mais il n’y a que toi pour trouver des choses pareilles !… Mais dis-moi, il raconte des choses intéressantes dans ses lettres, Vladimir ?

– Tu penses ! je sais par lui tout ce qui se passe à Essen, comme il sait par moi tout ce qui se passe à l’usine ou à peu près…

– Oui, on doit bavarder chez Richter !…

– D’autant plus qu’on ne se doute pas que je suis toujours là pour écouter… et puis Richter a confiance en moi !… Je vais t’apprendre une chose qui te réjouira certainement. Je viens de signer avec lui un contrat d’association pour une affaire magnifique !… Je vais gagner beaucoup d’argent, La Candeur ! Je vais être riche !…

– Comment ! tu t’associes avec nos ennemis, maintenant ?

– D’abord, Richter n’est pas ennemi !… C’est un Suisse de Zurich !… et un charmant homme !… Nous faisons déjà une paire d’amis… Il a été si content des premiers plans que je lui ai fournis qu’il m’a invité à son déjeuner de fiançailles !

– Pas possible !

– Peuh ! il ne pouvait faire moins avec son associé !… Et sais-tu où il le donne son déjeuner de fiançailles ?

– À l’usine ! chez le général von Berg ?

– Pas du tout !… À l’Essener-Hof, mon cher !

– Et tu as accepté ?…

– Avec joie ! ce me sera une occasion certainement de bavarder un peu plus longuement avec notre ami Vladimir.

– Eh ben ! vous en avez de la veine, vous autres !… Et quand est-ce que je le verrai, moi, Vladimir ? »

Rouletabille se leva tout à coup, s’en fut à la porte de la grande salle, en prenant soin de marcher sur la pointe des pieds et lança à voix basse à La Candeur :

« Tout de suite ! tu vas le voir tout de suite !…

– Comment ! à l’usine !

– À l’usine !…

– Et qui est-ce qui va nous l’amener ?

– Si je te le disais, répliqua Rouletabille avec un bon sourire, tu ne me croirais pas !… et maintenant, motus ! »

On n’entendait plus que le ronflement de la mère Klupfel, écroulée sur le coin d’une table… Rouletabille pénétra dans la grande salle, se dirigea vers les patères où pendaient les deux capotes et les deux casquettes rouges des pompiers, s’empara de ces précieuses défroques, revint avec elles dans le cabinet où l’attendait La Candeur et les jeta sur une table.

« Habille-toi !… »

Et il s’habilla lui-même… L’uniforme semblait fait pour lui et la petite casquette rouge lui allait à ravir. Malheureusement la taille de La Candeur s’accommodait mal de ce nouveau vêtement.

« T’as pas besoin de passer les manches ! lui souffla le reporter, et colle-toi la casquette sur le côté, c’est le grand chic ! »

Une minute plus tard, ils étaient dans la cour. La mère Klupfel ronflait toujours.

« Où allons-nous ? demanda La Candeur.

– Partout où le service nous réclame ! » répliqua Rouletabille, et, poussant devant lui la petite voiture du service de ronde qui est en usage chez les pompiers de l’usine et qui semblait les attendre à la sortie de la cantine, ils passèrent sans encombre devant le poste qui se trouvait à l’entrée de la cour de l’Arbeiterheim réservée aux ouvriers étrangers et aux prisonniers français…

Cette petite voiture avait un coffre dans lequel se trouvait tout ce qu’il fallait pour arrêter ou limiter les premiers progrès d’un incendie : pics, pioches et, dans un compartiment, des grenades extinctrices. Enfin, au-dessus de ce coffre, se dressait une échelle légère double dont un mouvement mécanique à main pouvait augmenter le développement.

« Mon vieux, déclara Rouletabille à son compagnon, dès qu’ils se trouvèrent en pleine usine, je t’avouerai que je guignais cette échelle-là, les capotes et les casquettes depuis l’avant-dernière nuit…

– Pour aller voir Vladimir ? » sonda La Candeur, qui, dans l’ahurissement où le plongeaient tous ces événements précipités et incompréhensibles, n’avait plus qu’une idée fixe : voir Vladimir !

« Sans doute ! pour aller voir Vladimir, et quelques autres personnages que l’on ne peut approcher que fort difficilement si l’on ne possède pas une échelle, une capote et une casquette de pompier !…

– Y a pas à dire, tu penses à tout !… »

Mais ils venaient de sortir de l’ombre noire des hauts murs de l’Arbeiterheim et ils s’arrêtèrent soudain devant un spectacle inouï.

« C’est beau, l’enfer !… » soupira La Candeur…

Ils ne s’étaient jamais trouvés dans l’usine, la nuit. Ils n’en avaient entendu que le terrible vacarme, qui ne s’éteint pas plus que le feu de ses creusets ; mais il fallait à leurs yeux le repoussoir des ténèbres pour embrasser d’un coup l’horrible splendeur de ce chaos en flammes ! La moindre porte entrouverte sur le travail intérieur embrasait soudain la nuit d’un fulgurant brasier ; les panaches rouges des hautes cheminées se tordaient au-dessus de leurs têtes au milieu des tourbillons d’une fumée empestée, plus noire que le ciel… d’autres fulgurances rabattues par le vent, descendaient et se dispersaient en une pluie éternelle de feu et de cendre chaude.

« Allons ! souffla Rouletabille. Du courage, La Candeur ! »

Et La Candeur, docile et consterné, condamné à tourner dans cette fournaise maudite, sans savoir quel crime l’a fait descendre dans la géhenne, répète :

« Allons !… puisqu’il faut aller !… »

Un point de repère semble guider Rouletabille dans cette nuit de flammes. Ce sont les hauts murs de la tour octogone dont il a gravi dernièrement les degrés avec Richter ; c’est la tour d’eau. Ils y arrivent sans encombre. Ils passent au milieu de toutes les ombres qui habitent les voies bordées de rugissantes forges, sans qu’on leur pose une question. À la tour d’eau, Rouletabille s’arrête un instant, s’oriente, attend que l’endroit soit devenu désert, puis se glisse, toujours poussant sa voiture et toujours suivi de La Candeur, entre deux énormes bâtiments, aux murs sans portes, et qui ont entre eux comme une rivière d’ombre… Les jeunes gens sont tout de suite noyés dans cette nuit protectrice, et bientôt se trouvent en face d’un édifice que l’on a, avec intention, isolé autant que possible du grand labeur retentissant ; c’est la maison où reposent le directeur du laboratoire d’Énergie, Hans, avec sa fille Helena, et sa prisonnière Nicole.

Rouletabille sait que la fenêtre de la chambre de Nicole est la dernière du coin à gauche, au second étage. Il sait aussi que Nicole n’est jamais seule la nuit, et qu’une femme veille sans cesse sur elle… Il sait encore qu’il y a des barreaux à la fenêtre de Nicole… Alors ? alors, qu’espère-t-il ? Pourquoi se rapproche-t-il soudain de ce mur ?… Pourquoi, hardiment et rapidement déploie-t-il toute la longueur de son échelle et l’appuie-t-il au toit, comme si son devoir de soldat du feu l’appelait à aller constater que les superstructures du bâtiment ne courent aucun danger à la suite de la chute de quelques flammèches qu’il a pu apercevoir… Pourquoi ? Parce qu’il veut voir Nicole, qu’il n’a pas revue depuis la scène terrible où elle a remis, entre ses mains le droit de tuer !…

Non ! Nicole n’est plus revenue avec Helena dans la salle de dessin de Richter, et c’est en vain que le reporter a attendu l’occasion de communiquer avec elle.

Au moment où Rouletabille va mettre le pied sur l’échelle, La Candeur lui dit :

« S’il vient quelqu’un que dois-je faire ?

– Rien ! tu es à ton poste et je suis au mien !

– Si c’est un chef qui me parle, je ne pourrai lui répondre !

– Eh bien ! tu ne lui répondras pas !

– Mais s’il insiste ?…

– Assomme !… »

Et Rouletabille grimpe sur son échelle. Il passe devant la fenêtre qu’une veilleuse allumée toute la nuit éclaire doucement… et, en passant, il regarde… Sur son lit, juste en face, contre le mur du fond, il voit Nicole, étendue, accoudée la tête dans une main, les yeux grands ouverts. L’insomnie poursuit la malheureuse fille. Elle semble perdue dans un rêve profond, et plus cruel peut-être que ceux qui la poursuivent jusque dans son sommeil.

Cependant, elle a redressé la tête et a dû apercevoir l’ombre de Rouletabille à la fenêtre, car voilà qu’elle se soulève doucement et qu’elle souffle la veilleuse posée sur sa table de nuit. Il n’oublie pas qu’ils ont tout à redouter de la gardienne, sans doute endormie en ce moment, mais qui peut se réveiller tout à coup et jeter l’alarme. D’autre part, il lui semble entendre un murmure de voix de l’autre côté du mur et il craint d’être surpris, immobile sur son échelle.

Il gravit quelques échelons, les yeux toujours fixés sur la fenêtre. Et, voilà qu’à cette fenêtre, contre la vitre vient se coller le visage de douleur et d’angoisse de Nicole, éclairé fantastiquement par les lueurs intermittentes qui déchirent un ciel d’encre.

Rouletabille fait un signe à la jeune fille, redescend les échelons qu’il vient de monter et, presque aussitôt, la fenêtre s’entrouvre avec précaution, et Nicole se penche sur le mystère de la nuit.

Rouletabille lui souffle : « Je ne vous vois plus ! pourquoi ? Il faut absolument que vous acceptiez l’invitation que vous fera Fraulein Hans de prendre part à son déjeuner de fiançailles… »

Le reporter attend la réponse, mais quelque chose de nouveau a dû se produire dans la chambre, car la fenêtre s’est vivement refermée et la pâle apparition a disparu…

Maintenant, c’est l’obscurité profonde et, de nouveau, le murmure des voix de l’autre côté du mur… Certains mots arrivent même jusqu’à Rouletabille et excitent sa curiosité. Il monte sur le toit, se glisse le long de la gouttière et, arrivé à son extrémité, se penche : sur le seuil de la demeure de Hans, une lueur venue de l’intérieur lui montre deux hommes qui bavardent en fumant leur pipe.

Il reconnaît le plus grand et le plus fort des deux à son uniforme de majordome. C’est le gardien qui accompagne toujours Nicole dans ses sorties avec Helena. L’autre doit être le concierge.

Rouletabille entend très nettement des bouts de phrase. « Depuis mercredi, je peux rentrer coucher chez moi !… c’est toujours ça… seulement le jour, le service va recommencer à être aussi dur… Oui, on va sortir… on va se promener… paraît qu’il faut se montrer… mercredi j’ai bien cru être débarrassé de tout…

– Oui, répondit l’autre… Nous avons tous cru ici que c’était fini !…

– Eh ben ! et là-bas ! la princesse Botosani a dit : elle sera morte demain !…

– Et maintenant, elle va tout à fait mieux ! c’est incroyable ce qu’il y a de ressort chez les jeunes femmes ! sans compter que puisqu’ils veulent qu’elle se porte bien, ils ont dû lui coller un élixir pas banal !…

– Donne-moi un peu de tabac, mon vieux Franz, que je fume une dernière pipe avant de rentrer à la maison. »

Rouletabille n’attendit pas davantage. Il connaissait maintenant la raison bien simple pour laquelle il n’avait pas revu Nicole. La fille de Fulber avait été très malade après la scène de l’entrevue avec Serge Kaniewsky, si malade qu’on avait dû la conduire tout de suite dans un hôpital ou tout au moins dans une maison de secours où la princesse Botosani, en ce moment à l’Essener-Hof avec Vladimir, avait eu l’occasion, sans doute, de lui donner quelque soin… car, en raison de son cosmopolitisme bien connu, cette charmante femme devait avoir autant de plaisir à revêtir le costume d’infirmière en Allemagne qu’à Paris.