Sa vie, ardente de l’amour de Dieu, fait resplendir tout notre amour terrestre. Toutes les associations intimes de notre vie, toutes nos sensations de douleur et de joie, se groupent autour de cette manifestation d’amour divin et constituent le drame qu’en lui nous observons. Le toucher d’un mystère infini effleure tout ce qui est banal et familier, et le fait résonner d’harmonies ineffables. Les arbres, les étoiles et les lointains bleutés nous paraissent des symboles lourds d’un sens que les mots ne sauraient exprimer. Nous semblons observer le grand Maître pendant la création d’un monde nouveau, où l’âme d’un homme écarte le lourd rideau d’ego, enlève son voile, et se trouve face à face avec son éternel amant.

Mais quel est cet état ? Il est comme une matinée de printemps, varié dans sa vie et sa beauté, pourtant un et entier. Lorsque la vie d’un homme, sauvée de toutes les distractions, trouve son unité dans l’âme, la conscience de l’infini lui devient aussitôt directe et naturelle, comme la lumière à la flamme. Tous les conflits et toutes les contradictions de la vie sont résolus ; la connaissance, l’amour et l’action ne font plus qu’une vaste harmonie, plaisir et souffrance sont un dans la beauté, jouissance et renoncement sont un dans la bonté, l’abîme entre le fini et l’infini s’emplit d’amour à déborder, chaque instant apporte un message de l’éternel, le sans-forme nous apparaît dans la forme de la fleur et du fruit, le sans-borne nous prend dans ses bras comme ferait un père et marche à nos côtés comme un ami.

Seule l’âme, l’Un en l’homme, peut par sa nature même outrepasser toutes les limites et trouver son affinité avec l’Un suprême. Tant que nous n’avons pas obtenu l’harmonie intérieure et la totalité de notre être, notre vie reste une vie d’habitudes. Le monde nous paraît encore une machine, qu’il nous faut asservir quand elle est utile, éviter quand elle est dangereuse, mais qu’on ne peut jamais connaître en libre et pleine collaboration avec nous, et semblable à nous dans sa nature physique comme dans sa vie et sa beauté spirituelles.

III

Le problème du mal

DEMANDER pourquoi le mal existe revient au même que demander pourquoi existe l’imperfection ou, en d’autres termes, pourquoi existe la création. Il nous faut admettre purement et simplement qu’il ne pourrait pas en être autrement, que la création est forcément imparfaite, qu’elle est progressive, et qu’il est futile de poser la question : « Pourquoi existons-nous ? »

Ce que nous devrions véritablement demander, c’est : « L’imperfection que nous voyons est-elle la vérité finale ? Le mal est-il absolu et n’existe-t-il rien au-delà ? » Le fleuve a ses limites, ses rives, mais ne comprend-il pas autre chose ? Les rives sont-elles le dernier mot qu’on ait à dire sur le fleuve ? Et l’obstruction qu’elles constituent n’imprime-t-elle pas elle-même à l’eau son mouvement en avant ? La corde de touage est bien une attache pour le bateau, mais ce n’est pas là sa signification ; ne fait-elle pas avancer le bateau ?

Le grand courant du monde a aussi ses limites, sans quoi il ne pourrait exister. Mais c’est dans son mouvement – qui va vers la perfection – et non dans ce qui l’entrave, qu’on peut discerner son but. L’étonnant n’est pas qu’il existe en ce monde des obstacles et des souffrances, mais qu’on y trouve la loi et l’ordre, la beauté et la joie, la bonté et l’amour. Que l’homme possède dans son être une notion de Dieu, voilà le miracle des miracles. L’homme a senti dans les profondeurs de sa vie que ce qui paraît imparfait est la manifestation du parfait – tout comme celui qui a l’oreille musicale sent la perfection d’une mélodie, bien qu’il n’entende en réalité qu’une succession de notes. L’homme a découvert ce grand paradoxe que ce qui est limité n’est pas emprisonné dans ses limites, mais est toujours en mouvement et par conséquent se dégage à chaque instant de ses limitations. En fait l’imperfection n’est pas une limitation de la perfection ; le fini n’est pas incompatible avec l’infini ; ils ne sont qu’un ensemble complet qui se manifeste en partie, l’infinité qui se révèle dans des limites.

La douleur, qui est le sentiment de notre limitation, ne fait pas partie intégrante de notre vie. Elle n’est pas un but en soi, comme l’est la joie. Dès qu’on la rencontre, on sait qu’elle n’a pas sa place dans la véritable permanence de la création. Elle est ce qu’est l’erreur dans notre vie intellectuelle. Lire l’histoire du développement de la science, c’est passer en revue le fouillis d’erreurs répandues en son nom à diverses époques. Et pourtant nul ne voit vraiment dans la science le parfait moyen de répandre l’erreur. Dans l’histoire de la science, ce qu’il importe de se rappeler, c’est la conquête progressive de la vérité, non les fautes innombrables. L’erreur, par sa nature même, ne peut être stable ; elle ne peut cohabiter avec la vérité. Tel un chemineau, elle doit quitter son logis dès qu’elle ne peut en acquitter tout le loyer.

Il en est de toute autre forme de mal comme de l’erreur intellectuelle ; son essence est l’impermanence, car elle ne peut s’accorder avec l’ensemble. À chaque instant elle est rectifiée par la totalité des choses, et elle change constamment d’aspect. Nous exagérons son importance en la supposant immobile. Si nous pouvions dresser une statistique de toute la mort et la putréfaction qui se produisent sur terre à chaque instant, nous en serions effrayés. Mais le mal se déplace continuellement, et malgré toute son incalculable immensité, il ne réussit pas à bloquer le courant de notre vie ; nous constatons que la terre, l’eau et l’air restent doux et purs pour les êtres vivants. Toutes les statistiques ne sont que nos tentatives de représenter statiquement ce qui est en mouvement, et par cette opération les choses acquièrent dans notre esprit un poids qu’elles n’ont pas en réalité. Pour cette raison, l’homme que sa profession associe plus directement à tel ou tel aspect de la vie est enclin à donner à cet aspect une importance exagérée, et en concentrant son attention sur des faits, il est susceptible de perdre de vue la vérité.