Un détective qui a pour métier d’étudier des crimes dans le détail risque de perdre le sens de leur importance relative dans l’ensemble de l’économie sociale. Lorsque la science groupe des faits pour illustrer la « lutte pour la vie » dans le règne animal, elle évoque à notre esprit un tableau de « la nature aux ongles et au bec tout dégouttants de sang ». Mais dans ces images mentales, nous attribuons la fixité à des couleurs et à des formes qui sont en réalité évanescentes. C’est comme lorsque l’on calcule le poids de l’air sur chaque pouce carré de notre corps pour prouver que cette pression est écrasante. Malgré cela, pour chaque pression il se fait un ajustement, et nous portons allègrement notre fardeau. Dans la nature, la lutte pour la vie a son contrepoids : il y a aussi l’amour pour les enfants et pour les camarades, il y a le sacrifice de soi inspiré par l’amour – et c’est cet amour qui est dans la vie le facteur positif.
Si nous conservions le phare de notre observation éternellement braqué sur le fait qu’est la mort, l’univers nous paraîtrait un effroyable charnier. Mais nous constatons que dans le monde de la vie, la pensée de la mort n’a que fort peu de prise sur notre esprit. Non pas qu’elle soit la pensée la moins apparente, mais elle est le facteur négatif de la vie. De même, bien que nous fermions nos paupières presque à chaque seconde, ce qui compte, c’est que nous ouvrons les yeux. Dans son ensemble, la vie ne prend jamais la mort au sérieux. Elle rit, danse, joue, bâtit, amasse, aime, à la barbe de la mort. C’est seulement lorsque nous isolons un fait individuel de mort que nous en voyons tout le vide et que nous sommes abattus. Nous perdons alors de vue l’ensemble de la vie, dont la mort n’est qu’une partie. De même, lorsque nous regardons au microscope un fragment d’étoffe : il ressemble à un filet aux larges mailles ; nous en voyons les grands trous et nous frissonnons de froid !
La vérité, c’est que la mort n’est pas l’ultime vérité. Elle nous paraît noire, de même que le ciel nous paraît bleu, mais elle ne noircit pas plus l’existence que l’azur céleste ne tache les ailes de l’oiseau.
Quand nous regardons un enfant qui apprend à marcher, nous le voyons souvent tomber, et ses succès sont rares. Si nous devions limiter nos observations à un court laps de temps, le spectacle serait décourageant. Mais nous constatons que, malgré ses échecs répétés, l’enfant éprouve une joie qui le soutient et le pousse dans ses tentatives apparemment sans espoir. Nous voyons qu’il pense moins à ses chutes qu’à son pouvoir de conserver l’équilibre, ne serait-ce que quelques instants.
Pareilles à ces accidents de l’enfant qui apprend à marcher sont les diverses souffrances que nous voyons dans notre vie quotidienne ; elles nous montrent les imperfections dans notre connaissance, dans le pouvoir dont nous disposons et dans l’application de notre volonté. Si nous étions les seuls à qui ces imperfections fussent révélées, nous en mourrions de désespoir. Lorsque nous choisissons pour l’observer une zone restreinte de notre activité, nos souffrances et nos échecs individuels acquièrent une grande importance, mais notre vie nous amène instinctivement à une conception plus large. Elle nous fournit un idéal de perfection qui nous emporte toujours au-delà de nos limitations présentes. Nous avons en nous un espoir qui précède constamment notre étroite expérience actuelle : c’est la conviction immortelle de l’infini en nous. Elle ne reconnaît jamais un caractère permanent à aucune de nos incapacités, elle ne fixe aucune borne à son propre domaine, elle ose affirmer que l’homme possède l’unité avec Dieu – et ses rêves les plus fous se réalisent tous les jours.
Nous voyons la vérité lorsque nous dirigeons notre mental vers l’infini. L’idéal de la vérité n’est pas dans le présent mesquin, ni dans nos sensations immédiates, mais dans la conscience du Tout qui nous donne, dès ce que nous avons, un avant-goût de ce que nous devrions avoir. Consciemment ou non, nous avons dans notre vie ce sentiment de la Vérité qui est toujours plus vaste que son apparence, car notre vie est en face de l’infini, et elle est en mouvement. Ses aspirations sont donc infiniment plus vastes que ce qu’elle a accompli, et au fur et à mesure qu’elle procède, elle découvre que nulle réalisation de vérité ne la laisse échouée sur les rives désertes de la finalité, mais au contraire l’emporte vers des horizons nouveaux et plus lointains. Le mal ne saurait complètement arrêter et piller sur les grands chemins le cours de la vie. Le mal aussi doit progresser et se changer en bien ; il ne peut résister et livrer bataille au Tout. Si le plus petit mal pouvait subsister indéfiniment où que ce fût, il s’enfoncerait profondément et attaquerait les racines mêmes de l’existence. En fait, l’homme ne peut pas véritablement croire au mal, tout comme il ne peut pas croire que les cordes de violon ont été expressément inventées pour créer l’exquise torture de notes discordantes – et pourtant, avec des statistiques, on peut prouver mathématiquement que la probabilité de cacophonie est beaucoup plus grande que celle de l’harmonie, et que pour une personne qui sait jouer du violon, il y en a des milliers qui ne savent pas.
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