La potentialité de la perfection pèse plus lourd que toutes les contradictions des faits. D’aucuns, sans doute, ont affirmé que l’existence est un mal absolu, mais l’homme ne pourra jamais les prendre au sérieux. Leur pessimisme n’est que pose intellectuelle ou sentimentale. Mais la vie elle-même est optimiste ; elle veut continuer.

Le pessimisme est une sorte de dipsomanie mentale ; il dédaigne la nourriture saine, se délecte de l’alcool de la malédiction et crée une dépression artificielle qui fait désirer une boisson encore plus forte. Si l’existence était un mal, il n’y aurait pas besoin de philosophes pour le prouver. Autant accuser un homme de suicide alors qu’il est bien vivant devant nous. L’existence elle-même est présente pour prouver qu’elle ne peut pas être un mal.

Une imperfection qui n’est pas tout entière imparfaite, et qui a la perfection pour idéal, doit passer par une perpétuelle réalisation. Ainsi notre intellect a pour fonctions de réaliser la vérité par la voie de l’erreur, et notre connaissance consiste uniquement à brûler sans cesse l’erreur pour libérer la lumière de la vérité. Notre volonté, notre force d’âme, doit atteindre la perfection en surmontant continuellement des maux, soit en nous, soit au-dehors de nous, soit même partout à la fois. Dans notre vie physique, nous consumons réellement des matériaux à chaque instant pour entretenir la flamme de la vie ; de même notre vie morale a également besoin de combustible. Ce processus de la vie continue, nous l’avons senti, nous le savons. Et nous avons la foi – que nul exemple du contraire ne saurait ébranler – que la direction suivie par l’humanité conduit du mal au bien. Nous sentons en effet que le bien est l’élément positif dans la nature de l’homme ; à toutes les époques et sous tous les climats, ce que l’homme apprécie le plus, c’est son idéal du bien. Nous avons connu le bien, nous l’avons aimé, et nous avons vénéré par-dessus tout les hommes qui dans leur vie ont montré ce qu’il est.

On peut demander : Qu’est-ce que le bien ? Que signifie notre nature morale ? Je répondrai que lorsqu’un homme commence d’avoir une vision plus vaste de son vrai moi, quand il se rend compte qu’il est beaucoup plus qu’il ne paraît être actuellement, il commence à prendre conscience de sa nature morale. Alors il devient conscient de ce qu’il lui reste encore à devenir, et l’état dont il n’a pas encore l’expérience devient pour lui plus réel que celui-là même qu’il connaît. Sa perspective de la vie change nécessairement, et sa volonté prend la place de ses désirs. La volonté en effet est le suprême désir de la vie plus vaste, de cette vie dont la plus grande partie est actuellement pour nous hors d’atteinte, dont les objets pour la plupart ne sont pas sous nos yeux. Alors surgit le conflit entre notre homme inférieur et notre homme supérieur, entre nos désirs et notre volonté, entre notre avidité pour les objets qui intéressent nos sens, et le but qui est au fond de notre cœur. C’est alors que nous commençons à distinguer entre ce que nous désirons immédiatement et ce qui est bien. Car le bien est ce qui est désirable pour notre plus grand moi. Ainsi le sens du bien émane d’une conception plus vraie de notre vie, conception conséquente de tout le domaine de vie, qui tient compte non seulement de ce qui est présent devant nous, mais aussi de ce qui ne l’est pas et peut-être ne pourra jamais humainement l’être.

L’homme, qui est prévoyant, songe à cette vie dans laquelle il n’a pas encore pénétré, et y attache beaucoup plus d’importance qu’à la vie présente. Et c’est pourquoi il est prêt à sacrifier ses inclinations actuelles à un avenir non encore réalisé. En cela il devient grand, car il réalise la vérité. Ne serait-ce que pour avoir un égoïsme efficace, un homme doit reconnaître cette vérité et freiner ses impulsions immédiates ; en d’autres termes il doit être moral. Notre faculté morale, en effet, est celle par laquelle nous savons que la vie n’est pas composée de fragments disjoints et sans objet. Ce sens moral permet à l’homme de voir non seulement que le moi se continue dans le temps, mais aussi que ce moi n’est pas vrai tant qu’il est limité à notre ego. L’homme est plus en vérité qu’il n’est en fait. Il appartient en réalité aux individus qui ne sont pas compris dans sa propre individualité, et qu’il a même fort peu de chances de jamais connaître. De même que l’homme a le sentiment de son moi futur qui est en dehors de sa conscience actuelle, il a aussi le sentiment de son plus grand moi qui dépasse les limites de sa personnalité.

Nul homme n’est complètement dépourvu de ce sentiment, nul n’a été sans sacrifier parfois un désir égoïste pour l’amour de quelque autre personne, nul n’ignore la joie d’accepter un ennui ou une perte pour faire plaisir à quelqu’un. Le fait que l’homme n’est pas un être isolé, mais qu’il a un aspect universel, est une vérité ; et quand l’homme l’admet, il devient grand.