Même l’égoïsme le plus méchant doit le reconnaître quand il cherche le pouvoir de faire le mal, car il ne saurait négliger systématiquement la vérité et pourtant rester fort. Aussi, pour pouvoir invoquer l’appui de la vérité, l’égoïsme doit-il être altruiste jusqu’à un certain point. Une bande de voleurs doit avoir une morale pour pouvoir travailler en équipe ; elle peut piller le monde entier, mais ses membres ne doivent pas s’entre-dépouiller. Pour qu’une intention immorale puisse être couronnée de succès, certaines de ses armes doivent êtres morales. En fait, c’est très souvent notre force morale qui nous donne le plus effectivement le pouvoir de faire le mal, d’exploiter autrui à notre propre avantage, de lui ravir ses justes droits.

La vie d’un animal n’est pas morale parce qu’il n’a conscience que d’un présent immédiat ; la vie d’un homme peut être immorale, mais cela signifie simplement qu’elle doit avoir une base morale. Ce qui est immoral est imparfaitement moral, tout comme ce qui est faux est vrai dans une faible mesure, sans quoi ce ne pourrait même pas être faux. Ne pas voir est être aveugle, mais mal voir est ne voir que d’une façon imparfaite. L’égoïsme chez l’homme est un commencement : l’homme commence à voir dans la vie une certaine continuité, une certaine raison d’être. Agir conformément à ce que cela impose nécessite de la maîtrise de soi et des règles de conduite. L’égoïste se soumet volontairement à certaines difficultés pour son propre avantage, il subit sans murmurer des privations et des restrictions, uniquement parce qu’il sait que ce qui est douleur et ennui quand on le voit du point de vue d’un court laps de temps, est exactement l’opposé lorsqu’on dispose d’une vaste perspective. Ainsi ce qui est une perte pour l’homme inférieur est un bénéfice pour l’homme supérieur, et vice versa.

Quant à l’homme qui vit pour une idée, pour son pays, pour le bien de l’humanité, l’existence acquiert pour lui une ample signification, et dans cette même mesure la douleur perd aussi de son importance. Vivre la vie du bien est vivre la vie de tous. Le plaisir est pour nous-mêmes, mais le bien a pour but le bonheur de toute l’humanité à tous les âges. Du point de vue du bien, plaisir et douleur prennent un sens différent, à tel point que l’on peut même éviter le plaisir et rechercher la douleur, et accueillir la mort avec joie parce qu’elle donne une plus grande valeur à la vie. Dans ces conceptions supérieures de la vie de l’homme, les points de vue du bien, le plaisir et la souffrance perdent leur valeur absolue. Les martyrs l’ont prouvé au cours de l’histoire, et nous le prouvons à chaque jour de notre vie par les petits martyres que nous subissons nous-mêmes.

Lorsque nous puisons un litre d’eau dans la mer, nous en sentons tout le poids, mais lorsque nous plongeons dans l’océan, des milliers de litres d’eau coulent au-dessus de notre tête sans que nous en sentions la charge. C’est avec nos propres forces que nous devons aussi soulever l’ego. Alors que sur le plan de l’égoïsme, le plaisir et la douleur pèsent de tout leur poids, sur le plan moral ils sont tellement allégés que l’homme parvenu sur ce plan nous paraît témoigner d’une patience surhumaine dans d’écrasantes épreuves et d’une étonnante endurance en face de persécutions cruelles.

Vivre dans le bien parfait, c’est réaliser sa vie dans l’infini. C’est la conception la plus totale de la vie que puisse nous donner notre pouvoir inhérent de vision morale de l’ensemble de cette vie. Ce que nous enseigne le Bouddha, c’est de cultiver au maximum ce pouvoir moral, à comprendre que notre champ d’activité n’est pas lié au plan de notre ego mesquin. C’est la vision du royaume des cieux dont parle le Christ. Lorsque nous parvenons à cette vie universelle – qui est la vie morale – nous sommes libérés des chaînes du plaisir et de la douleur, et la place qu’occupait jusque-là notre ego s’emplit d’une joie ineffable répandue par un amour sans bornes. Dans cet état, l’âme connaît une activité d’autant plus grande, mais la force qui la fait agir est sa propre joie, et non plus le désir. C’est le Karma-Yoga de la Gîtâ, c’est le moyen de ne plus faire qu’un avec l’activité infinie, en exerçant l’activité du bien désintéressé.

Lorsque Bouddha méditait sur la façon d’arracher l’humanité aux griffes de la souffrance, il trouva la vérité suivante : quand l’homme atteint son objectif le plus élevé en faisant se fondre l’individuel dans l’universel, il se libère des servitudes de la douleur.

Examinons cette proposition de plus près. Un de mes élèves me racontait un jour qu’il avait été pris dans une violente tempête. Et il se plaignait d’avoir souffert pendant tout ce temps à la pensée que ce puissant phénomène naturel le traitait comme une vulgaire poignée de poussière. Le fait qu’il était une personnalité bien distincte, avec une volonté propre, n’avait influé en rien sur ce qui se passait.

Je lui répondis : « Si par considération pour notre individualité, la nature devait s’écarter de sa route, ce seraient les individus qui en souffriraient le plus. » Son doute néanmoins persistait. D’après lui, on ne pouvait pas ne pas tenir compte de ce fait qu’est le sentiment : « Je suis. » Le « je » en nous cherche un rapport qui pour lui soit individuel. Je lui fis observer que le « je » ne peut avoir de rapports qu’avec quelque chose qui soit « non-je ». Il nous faut donc un milieu qui soit commun aux deux, et nous devons être absolument certains que ce milieu est le même pour le « je » et pour le « non-je ».

C’est ce qu’il faut répéter ici.