Nous devons nous souvenir que notre individualité, de par sa nature même, est poussée à chercher l’universel. Si notre corps cherche à se nourrir de sa propre substance, il ne peut que mourir ; l’œil perd à la fois son rôle et sa raison d’être s’il ne peut voir que lui-même.

Nous constatons que lorsque l’imagination est très intense, ce qu’elle voit est d’autant moins « imaginaire » et d’autant plus en harmonie avec la vérité. De même nous constatons aussi que plus notre individualité est vigoureuse et plus elle s’élargit pour tendre vers l’universel. Une personnalité n’est jamais grande par elle-même, mais par son contenu, qui est universel – tout comme on n’évalue pas la profondeur d’un lac d’après les dimensions de sa cavité, mais par la profondeur de ses eaux.

Si donc il est vrai que notre nature ait soif de réalité et que notre personnalité ne puisse se contenter d’un univers fantastique de son invention, il vaut certainement mieux pour elle que notre volonté doive s’appliquer uniquement à des choses obéissant à leur loi propre et ne puisse les traiter selon son bon plaisir. Cette rigueur inébranlable de la réalité fait parfois obstacle à notre volonté et nous conduit souvent à des désastres, tout comme la dureté du sol est inévitablement douloureuse pour l’enfant qui tombe en apprenant à marcher. Néanmoins, c’est grâce à cette même dureté dont il souffre que l’enfant peut marcher sur le sol.

Un jour que je passais sous un pont, le mât de ma barque vint heurter l’une des arches. Tout aurait été bien pour moi si seulement le mât avait pu s’incliner sur une longueur de quelques centimètres, ou si le pont s’était soulevé comme un chat qui ronronne, ou si le fleuve s’était légèrement infléchi. Mais ni les uns ni les autres ne firent rien pour me venir en aide. C’est justement pour cette raison que je pouvais me servir du fleuve et naviguer sur lui en me servant du mât de ma barque, et c’est aussi pourquoi, lorsque le courant n’était pas favorable, je pouvais compter sur le pont. Les choses sont ce qu’elles sont, et il nous faut les connaître si nous voulons nous en servir ; cela n’est possible que lorsqu’elles obéissent à une loi qui n’est pas notre désir. Cette connaissance est d’ailleurs pour nous une joie, elle est l’un des canaux par lesquels nous avons des rapports avec le monde extérieur ; par elle nous rendons ces choses nôtres, et nous élargissons d’autant les limites de notre ego.

À chaque pas nous devons avoir égard à d’autres que nous. Ce n’est que dans la mort que nous sommes seuls. Un poète est un vrai poète quand il peut faire de ses idées personnelles une source de joie pour tous, et il ne le pourrait pas s’il ne disposait d’un moyen de communication connu de tous ses auditeurs. Ce langage commun a ses lois que le poète doit découvrir et respecter s’il veut devenir un vrai poète et passer à l’immortalité comme tel.

Nous voyons donc que l’individualité de l’homme n’est pas son ultime vérité ; il y a en lui ce qui est universel. Si l’on obligeait l’homme à vivre dans un monde où son propre ego fut le seul facteur à considérer, ce serait la pire prison que l’on pût imaginer, car la plus intense joie de l’homme consiste à devenir de plus en plus grand par une union de plus en plus totale avec le tout. Or une telle union serait impossible, nous l’avons vu, s’il n’y avait pas une loi commune à tous. Ce n’est qu’en découvrant cette loi et en lui obéissant que nous devenons grands, que nous réalisons l’universel ; au contraire, tant que nos désirs individuels sont en conflit avec la loi universelle, nous souffrons et nous nous agitons en vain.

Il fut un temps où nous implorions des privilèges spéciaux et où nous voulions que les lois de la nature fussent suspendues pour notre plus grande commodité. Maintenant nous sommes mieux informés, nous savons que la loi ne peut être écartée, et c’est par cette connaissance que nous sommes devenus forts. Car cette loi n’est pas une chose distincte de nous, elle est à nous. La puissance universelle qui se manifeste dans la loi universelle ne fait qu’un avec notre propre puissance. Elle nous contrarie lorsque nous sommes petits, lorsque nous voulons aller contre le courant, mais elle nous aidera quand nous serons grands et en unisson avec le tout. Ainsi, grâce au secours de la science, au fur et à mesure que nous connaissons mieux les lois de la nature, nous devenons plus puissants, nous tendons à avoir un corps universel.

Notre organe visuel, notre organe de locomotion, notre force physique embrassent le monde ; la vapeur et l’électricité deviennent nos nerfs et nos muscles. Nous savons que dans notre organisme corporel il y a un principe de solidarité grâce auquel nous pouvons considérer tout le corps comme nous appartenant et l’employer comme tel ; de même nous constatons aussi que dans tout l’univers il existe un principe de rapports ininterrompus grâce auquel nous pouvons considérer le monde entier comme notre corps plus vaste et l’utiliser en conséquence. En notre époque scientifique, nous nous efforçons de justifier pleinement notre droit à ce moi cosmique. Nous savons que toute notre pauvreté, toutes nos souffrances, sont dues à notre incapacité de faire valoir ce droit que nous possédons. En vérité, il n’existe aucune limite à notre puissance, car nous ne sommes pas en dehors de la puissance universelle, qui est l’expression de la loi universelle.

Nous sommes en route pour triompher de la maladie et de la mort, de la douleur et de la pauvreté ; par la connaissance scientifique, nous progressons toujours vers la réalisation de l’universel dans son aspect physique. Avec le progrès nous découvrons que la douleur, la maladie, l’impuissance ne sont pas des valeurs absolues, mais uniquement la conséquence de ce que notre moi individuel n’est pas bien harmonisé avec notre moi universel.

Il en est de même dans notre vie spirituelle. Lorsque l’homme individuel en nous se révolte contre la juste loi de l’homme universel, nous devenons moralement petits et nous devons souffrir. Dans de telles conditions, nos succès sont nos plus grands échecs, et la réalisation même de nos souhaits nous laisse appauvris. Nous avons soif de profits spéciaux pour nous-mêmes, nous voulons jouir de privilèges que personne ne puisse partager avec nous.