Mais tout ce qui est absolument spécial doit rester en état de guerre perpétuelle avec ce qui est général. Dans cet état de guerre civile, l’homme vit toujours derrière des barricades. Dans toute civilisation égoïste, notre foyer ne constitue pas un vrai foyer, mais un encerclement de barrières artificielles. Et pourtant nous nous plaignons de ne pas être heureux, comme s’il existait quelque chose d’inhérent à la nature du monde qui dût nous rendre malheureux ! L’esprit universel nous attend pour nous couronner de joie, mais notre esprit individuel refuse d’y consentir. C’est notre vie de l’ego qui provoque partout des conflits et des complications, fausse l’équilibre normal de la société et fait naître des souffrances de toutes sortes. Elle amène les choses à un point tel que pour maintenir l’ordre, nous devons avoir recours à des coercitions artificielles et à des formes organisées de tyrannie, tolérer parmi nous des institutions infernales, qui sont à chaque instant des humiliations pour l’humanité.
Nous avons vu que pour être puissants nous devons nous soumettre aux lois des forces universelles et nous rendre compte en pratique qu’elles nous appartiennent. De même, pour être heureux, nous devons soumettre notre volonté individuelle à la souveraineté de la volonté universelle, et sentir en réalité que celle-ci est notre propre volonté. Lorsque nous parvenons à l’état où le limité en nous est parfaitement ajusté à l’infini, la douleur nous devient une possession précieuse. Elle devient un étalon sur lequel mesurer la véritable valeur de notre joie.
La leçon la plus importante que l’homme puisse apprendre dans sa vie n’est pas que la douleur existe dans le monde, mais qu’il dépend de nous d’en tirer profit, qu’il nous est loisible de la transmuer en joie. Cette leçon n’a pas été complètement perdue pour nous ; il n’est pas un homme au monde qui voudrait être privé complètement de son droit de souffrir, car c’est aussi son droit d’être un homme. Un jour, la femme d’un pauvre paysan se plaignait amèrement à moi de ce que son fils aîné allait être envoyé chez un riche parent pour y passer une partie de l’année. Ce qui l’avait bouleversée, c’était la bonne intention de la soulager d’une partie de ses soucis, car les soucis d’une mère lui appartiennent en propre, de par son inaliénable droit d’aimer, et elle n’allait pas y renoncer sous la pression des nécessités.
La liberté de l’homme ne consiste jamais à se voir épargner des difficultés, mais à faire face à ces difficultés pour son propre bien, à en faire un élément de joie. Cela peut s’effectuer seulement lorsque nous comprenons que notre moi individuel n’est pas la signification la plus haute de notre être, et qu’en nous, nous avons l’homme cosmique qui est immortel, qui ne craint ni la mort ni la souffrance, et voit uniquement dans la douleur un autre aspect de la joie.
Quand on a réalisé cela, on sait que la douleur est la véritable richesse des êtres imparfaits que nous sommes, et qu’elle nous a rendus grands et dignes de nous asseoir à côté des êtres parfaits. Nous savons alors que nous ne sommes pas des mendiants ; nous comprenons que la douleur est le prix à payer pour tout ce qui a de la valeur dans la vie : puissance, sagesse, amour, et qu’enfin la douleur est le symbole de la possibilité infinie de perfection, de l’éternel épanouissement de la joie. L’homme qui n’éprouve plus aucun plaisir à accepter la douleur descend de plus en plus bas, jusque dans les abîmes sans fond du dénuement et de la déchéance. C’est seulement lorsque nous invoquons l’aide de la douleur pour la satisfaction de notre ego qu’elle devient un mal et qu’elle se venge de l’insulte qui lui est faite en nous précipitant dans la misère. Certes elle est la vierge vestale consacrée au service de l’immortelle perfection, et quand elle prend sa vraie place devant l’autel de l’infini, elle rejette son voile sombre, et à celui qui la contemple découvre son visage, une révélation de la joie suprême.
IV
Le problème du moi
À L’UN des pôles de mon existence, je ne fais qu’un avec les cailloux et les branches des arbres. Là je dois me soumettre au joug de la loi universelle. C’est là, au fond, que se trouve la base même de ma vie. Et sa force vient de ce qu’elle est étroitement enserrée dans l’ensemble du monde, de ce qu’elle est en pleine communauté avec toutes choses.
Mais à l’autre pôle de mon existence, je suis distinct de tout le reste. Là, j’ai rompu les barrières de l’égalité et je me trouve seul, en tant qu’individu. J’y suis absolument unique, je suis moi, je suis incomparable. Toute la masse de l’univers ne pourrait pas écraser cette individualité qui est mienne. Je la maintiens malgré la formidable gravitation de tout ce qui existe. Elle est petite en apparence, mais grande en réalité, car elle ne cède pas un pouce de terrain devant les forces qui voudraient la dépouiller de ce qui la distingue, et la confondre avec la poussière.
C’est la superstructure du moi qui s’élève des sombres abîmes où sont ses fondements. Elle se dresse à l’air libre, orgueilleuse dans son isolement, fîère d’avoir donné forme à une idée individuelle de l’Architecte, idée unique qui n’a pas sa pareille dans tout l’univers. Si cette individualité est anéantie, la joie créatrice qui s’y cristallisait disparaît, même si nulle matière ne s’est perdue, même si nul atome n’a été détruit. Nous sommes intégralement ruinés si l’on nous prive de cette spécialisation, de cette individualité, la seule chose que nous puissions considérer comme nous appartenant en propre. Et si elle se perd, c’est aussi une perte pour le monde entier. Elle est particulièrement précieuse parce qu’elle n’est pas universelle.
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