C’est donc uniquement par elle que nous pouvons conquérir l’univers plus réellement que si nous reposions en son sein sans avoir conscience de notre individualisation. L’universel cherche toujours sa consommation dans l’unique. Et le désir que nous avons de conserver intacte notre unicité est en réalité le désir de l’univers qui agit en nous. C’est notre joie de l’infini en nous qui fait que nous trouvons de la joie en nous-mêmes.
Les souffrances que l’homme accepte et les péchés qu’il commet pour conserver un moi distinct prouvent bien qu’il y voit la plus précieuse possession. Mais la conscience de la séparation vient de ce que nous avons mangé le fruit de la connaissance. Et cela nous a conduits à la honte, au crime, à la mort. Malgré tout, cet isolement nous est plus cher que n’importe quel paradis où le moi repose paisiblement assoupi, en parfaite innocence, dans le sein de notre mère la nature.
Pour conserver distinct notre moi, il nous faut sans cesse faire effort et subir des souffrances. C’est d’ailleurs par ces souffrances mêmes que nous en apprécions la valeur. Le sacrifice, qui indique combien nous coûte ce moi, est un aspect de la valeur qu’il a pour nous. L’autre aspect en est la réalisation, qui montre ce que nous y avons gagné. Si le moi ne signifiait pour nous que douleur et sacrifice, il ne pourrait avoir à nos yeux aucune valeur, et sous aucun prétexte nous n’accepterions de faire ces sacrifices. Dans ce cas, le but le plus haut que se proposerait l’humanité serait sans aucun doute l’annihilation du moi.
Mais s’il existe un profit correspondant, si tout cela n’aboutit pas à un vide, mais à une plénitude, il est clair que les inconvénients même du moi, les souffrance et les sacrifices qu’il nous impose, nous le rendent d’autant plus précieux. Cela a été prouvé par ceux qui ont compris la signification positive du moi, qui en ont accepté les responsabilités avec empressement et qui se sont soumis sans hésiter aux sacrifices nécessaires.
Après ces quelques remarques préalables, il me sera facile de répondre à la question que me posa un jour un de mes auditeurs : L’Inde n’a-t-elle pas vu dans l’annihilation du moi le but suprême de l’humanité ?
En premier lieu, il faut nous rappeler que l’homme n’exprime jamais littéralement ses idées, sauf dans les questions les plus banales. Très souvent les paroles de l’homme ne constituent nullement un langage, mais une sorte de gesticulation vocale du même ordre que les gestes d’un muet. Elles peuvent indiquer nos pensées, mais ne les expriment pas. Plus nos pensées sont fondamentales, et plus elles doivent être expliquées à la lumière du contexte que leur fournit notre vie. Ceux qui cherchent à déchiffrer le sens de nos paroles en s’aidant du dictionnaire n’arrivent que jusqu’à la porte de nos pensées ; ils sont arrêtés par le mur d’enceinte et ne peuvent pénétrer dans la maison. C’est pourquoi les enseignements de nos plus grands prophètes donnent lieu à d’interminables discussions lorsque nous essayons de les comprendre en étudiant leurs paroles sans essayer de les réaliser dans notre propre vie. Les hommes affligés d’un esprit d’interprétation littérale sont des malheureux qui s’occupent toujours de leurs filets et ne pensent jamais au poisson.
Ce n’est pas seulement dans le bouddhisme et les religions hindoues, mais aussi dans le christianisme, que l’on prêche en toute ferveur l’idée du détachement du moi. Chez les chrétiens on a recours au symbole de la mort pour exprimer cette idée que l’homme est délivré d’une vie non réelle. C’est la même chose que le nirvâna, symbole de l’extinction de la lampe.
Dans la pensée typique de l’Inde, on considère que pour l’homme la vraie délivrance est celle qui le fait sortir d’avidyâ, l’ignorance. C’est la destruction, non pas de quelque chose de positif et de réel – ce qui serait irréalisable – mais de ce qui est négatif et obstrue notre vision de la vérité. C’est seulement lorsque cette obstruction, qui est l’ignorance, est écartée, que la paupière est soulevée, ce qui n’est pas une perte pour l’œil.
C’est notre ignorance qui nous fait croire que notre moi, en tant que moi, est réel, et qu’il possède en soi sa pleine signification. Lorsque nous nous faisons du moi cette idée erronée, nous essayons de vivre en sorte que le moi devienne le but ultime de notre vie. Nous sommes alors condamnés à d’amères déceptions, tout comme celui qui penserait parvenir à sa destination en serrant dans ses mains la poussière de la route. Notre moi ne dispose d’aucun moyen de nous retenir, car sa nature même est de disparaître. En nous raccrochant à ce fil du moi qui passe sur le métier de la vie, nous ne pouvons lui faire jouer le rôle de l’étoffe dans laquelle il doit être tissé. Lorsqu’un homme se prépare, avec un soin minutieux, à jouir de son moi, il allume un feu sans rien avoir à cuire. Les flammes s’élèvent, consument le combustible et s’éteignent comme un animal contre nature qui dévorerait ses petits et mourrait.
Dans un langage que nous ne connaissons pas, les mots prennent une importance tyrannique ; ils nous arrêtent et ne nous apprennent rien. Pour être libérés de la servitude des mots, nous devons nous débarrasser de l’avidyâ, de notre ignorance ; c’est alors que notre esprit trouvera sa liberté dans l’idée intérieure.
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