Mais il serait ridicule de prétendre que notre ignorance d’une langue sera dissipée lorsque les mots en auront été détruits. Lorsque vient la connaissance parfaite, chaque mot reste à sa place, mais les mots, au lieu de nous enchaîner, nous laissent passer à travers eux et nous conduisent à l’idée qui est émancipation.
C’est donc uniquement l’avidyâ qui fait du moi une chaîne pour nous ; elle nous fait croire qu’il est une fin en soi, et nous empêche de voir qu’il renferme l’idée qui dépasse les limites mêmes de ce moi. C’est pourquoi le sage vient nous dire : « Libérez-vous de l’avidyâ ; connaissez votre âme véritable, et échappez ainsi à l’étreinte du moi qui vous emprisonne. »
Nous conquérons notre liberté lorsque nous parvenons à notre nature la plus vraie. L’homme qui est artiste conquiert sa liberté artistique lorsqu’il découvre son propre idéal de l’art. Il n’a plus besoin alors d’initier laborieusement autrui ni de quémander l’approbation du public. Le rôle de la religion n’est pas de détruire notre nature, mais de l’accomplir.
Le terme sanskrit dharma, que l’on traduit souvent en Occident par « religion », a chez nous un sens plus profond. Dharma est la nature intime, l’essence, la vérité implicite de toutes choses. C’est la fin ultime qui œuvre en notre moi. Lorsque nous faisons le mal, nous disons que dharma est violé, c’est-à-dire que nous avons manqué à notre nature véritable.
Mais ce dharma, qui est la vérité en nous, n’est pas apparent, puisqu’il est inhérent à nous. C’est tellement vrai que l’on a pu soutenir que le péché est la véritable nature de l’homme, et que nul individu ne saurait être sauvé que par une grâce particulière de Dieu. C’est comme si l’on disait que de par sa nature la graine doit rester enfermée dans son enveloppe et ne peut devenir un arbre que par l’effet de quelque miracle spécial. Ne savons-nous pas pourtant que l’apparence de la graine est en contradiction avec sa vraie nature ? Si vous soumettez une graine à une analyse chimique, vous y trouverez peut-être du carbone, des protéines, et bien autre chose, mais jamais l’idée d’un arbre feuillu. C’est seulement lorsque l’arbre commence à prendre forme que nous apercevons son dharma et alors nous pouvons affirmer sans hésitation que la graine qu’on a gaspillée et laissée pourrir dans le sol n’a pas pu réaliser son dharma, n’a pas pu accomplir sa propre nature. Dans l’histoire de l’humanité, nous voyons germer cette graine vivante qui est en nous. Nous avons vu les grandes promesses qui sont en nous prendre forme dans la vie de nos plus grands hommes, et nous avons acquis la certitude que, même si beaucoup de vies individuelles semblent ne donner aucun résultat, il n’est pas conforme à leur dharma de rester stériles ; il leur appartient au contraire de briser leur coquille et de se transformer en une pousse spirituelle vigoureuse, de grandir dans l’air et la lumière et d’envoyer des branches dans toutes les directions.
La liberté de la graine réside dans l’accomplissement de son dharma, de sa nature et de sa destinée – qui est de devenir un arbre ; c’est le non-accomplissement qui est pour elle une prison. Le sacrifice par lequel une chose parvient à se réaliser n’est pas un sacrifice qui aboutit à la mort, c’est le rejet des chaînes et l’obtention de la liberté.
Lorsque nous connaissons le plus haut idéal de liberté d’un homme, nous connaissons son dharma, l’essence de sa nature, la véritable signification de son moi. Il semble à première vue que l’homme considère comme liberté ce qui lui fournit des occasions illimitées de jouissance et de triomphe de son ego. Mais l’histoire ne confirme certainement pas cette supposition. Nos grands Révélateurs ont toujours été ceux qui dans la vie ont sacrifié leur moi. La nature supérieure de l’homme cherche toujours quelque chose qui la dépasse et qui pourtant soit sa vérité la plus profonde, qui exige d’elle tous les sacrifices et qui fasse de ces sacrifices leur propre récompense. C’est là le dharma de l’homme, la religion de l’homme – et le moi de l’homme est le vase dans lequel ce sacrifice est porté à l’autel.
Nous pouvons envisager notre moi sous ses deux aspects différents : le moi qui se manifeste comme tel, et celui qui se dépasse et révèle ainsi sa propre signification. Pour se manifester, le moi essaie de se grandir, de se hisser sur le piédestal de ce qu’il a accumulé, et de tout conserver pour soi. Pour se dépasser, au contraire, il renonce à tout ce qu’il possède, et devient ainsi parfait comme une fleur qui s’est épanouie et répand généreusement les suaves parfums de sa corolle.
La lampe renferme son huile, la conserve jalousement dans son étreinte et la protège contre toute déperdition ; elle se retranche ainsi dans un parfait isolement de tout ce qui l’entoure ; elle est avare. Mais lorsqu’on l’allume, elle trouve aussitôt son rôle ; des rapports s’établissent entre elle et des objets proches ou lointains, et elle sacrifie librement ses réserves d’huile pour alimenter la flamme.
Notre moi est comme cette lampe. Tant qu’il thésaurise ses possessions, il se maintient dans les ténèbres ; sa conduite contredit son véritable but. Lorsqu’il trouve l’illumination, il s’oublie instantanément, tient haut la torche et la nourrit de tout ce qu’il possède, car là il se révèle. Cette révélation est la liberté que prêchait Bouddha. Il demandait à la lampe de donner son huile. Mais donner sans raison est une pauvreté bien plus sordide encore, et ce n’est pas cela qu’il voulait. La lampe doit donner son huile à la flamme et ainsi faire se réaliser la raison d’être qu’elle recelait.
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