L’émancipation n’est pas autre chose. La voie que nous a montrée Bouddha n’est pas seulement la pratique de l’abnégation du moi, mais l’élargissement de l’amour. Et c’est là qu’on trouve le véritable sens de ce qu’enseignait le grand Maître.

Lorsque nous apprenons que l’état de nirvâna prêché par Bouddha doit être atteint par la voie de l’amour, nous savons avec certitude que ce nirvâna est le point culminant suprême de l’amour. Car l’amour est son propre but. Toute autre chose soulève en notre esprit un « pourquoi ? » et nous en demandons la raison. Mais lorsque je dis « j’aime », il n’y a plus de « pourquoi ? ». Mon amour est en soi son ultime réponse.

Sans doute, l’égoïsme lui-même oblige à donner, mais l’homme égoïste donne sous la contrainte. C’est comme lorsqu’on cueille un fruit encore vert, il faut l’arracher à l’arbre et meurtrir la branche. Quand au contraire on aime, donner devient une source de joie, comme pour l’arbre qui abandonne un fruit mûr. Sous la gravitation incessante de nos désirs égoïstes, tous nos biens deviennent pesants, et nous ne pouvons pas facilement les rejeter. Ils semblent faire partie de notre nature, adhérer à nous comme une seconde peau, et lorsque nous les arrachons, nous saignons. Mais lorsque nous sommes sous la puissance de l’amour, celui-ci agit en sens contraire. Les choses qui adhéraient étroitement à nous perdent leur poids et leur adhérence, et nous constatons qu’elles ne font pas partie de nous. Quand nous les donnons, loin d’y perdre, nous y trouvons l’accomplissement de notre nature.

C’est donc dans le parfait amour que nous découvrons la liberté de notre moi. Cela seul qui est fait par amour est fait librement, si douloureux que ce soit. C’est pourquoi travailler par amour est la liberté dans l’action. Tel est le sens du travail désintéressé que nous enseigne la Gîtâ.

La Gîtâ nous dit que nous avons besoin d’action, car c’est seulement dans l’action que nous manifestons notre nature. Mais cette manifestation n’est pas parfaite tant que l’action n’est pas libre. En fait le travail accompli sous l’impulsion de la nécessité ou de la crainte obscurcit notre nature. La mère se révèle en servant ses enfants ; de même notre véritable liberté n’est pas une liberté dégagée de l’action, mais une liberté dans l’action, et l’on ne peut y parvenir que dans le travail fait par amour.

Dieu se manifeste dans Son travail de création, et il est dit dans une Upanishad : « Connaissance, pouvoir et action sont de Sa nature » ; ils ne Lui sont pas imposés de l’extérieur. Aussi Son travail est-il Sa liberté, et dans Sa création Il Se réalise Lui-même. On retrouve ailleurs la même idée exprimée en d’autres termes. « Toute cette création jaillit de la joie, se perpétue dans la joie, progresse vers la joie et pénètre dans la joie. » Cela signifie que la création divine n’est la conséquence d’aucune nécessité ; elle provient de la plénitude de la joie de Dieu ; c’est Son amour qui crée, et par conséquent c’est dans la création qu’il Se révèle.

L’artiste qui éprouve une joie à la plénitude de sa vision artistique l’objective et la maîtrise ainsi plus pleinement en la tenant à distance. C’est la joie qui nous détache de nous-mêmes, et qui prend forme dans des créations de l’amour afin de nous appartenir plus parfaitement encore. C’est ce qui rend nécessaire cette séparation, provoquée non par la répulsion, mais par l’amour. La répulsion ne renferme qu’un élément, celui de l’arrachement. Mais l’amour en comporte deux : l’arrachement, qui n’est qu’une apparence, et l’union, qui est l’ultime vérité. Ainsi lorsque le père fait sauter sur ses genoux son petit enfant, il semble le rejeter alors qu’en vérité il fait tout le contraire.

Nous devons donc savoir que la signification de notre moi ne pourra pas être découverte dans son isolement de Dieu et d’autrui, mais dans la réalisation continue du yoga, de l’union ; on ne le trouve pas sur l’envers de la toile, mais sur le côté où se peint le tableau.

Pour cette raison, l’isolement de notre moi a été dépeint par nos philosophes comme mâyâ, comme illusion, parce qu’il n’a pas de réalité intrinsèque qui lui soit propre. Il paraît périlleux ; il se dresse à des hauteurs vertigineuses et jette une ombre lugubre sur le clair visage de l’existence ; vu de l’extérieur, il prend l’aspect d’un démembrement soudain, rebelle et destructeur ; il est orgueilleux, dominateur et sournois ; il est prêt à dépouiller le monde de toutes ses richesses pour satisfaire un caprice éphémère ; il est prêt à arracher cruellement, impitoyablement toutes les plumes du divin oiseau de beauté pour en masquer pendant un jour sa propre laideur ; d’après les légendes des hommes, il porte d’ailleurs, imprimé à jamais sur son front, le sceau noir de la désobéissance. Néanmoins, tout cela est mâyâ, l’enveloppe de l’avidyâ ; c’est le brouillard et non le soleil ; c’est la fumée noire annonciatrice du feu de l’amour.

Si un sauvage, dans son ignorance, croyait que les billets de banque ont un pouvoir magique par lequel leur possesseur peut obtenir tout ce qu’il désire, il amasserait ces billets, les dissimulerait et les manierait de toutes sortes de façons ridicules.