Finalement, lassé de ses efforts, il conclurait tristement que ces papiers sont absolument sans valeur et tout juste bons à jeter au feu. L’homme averti au contraire sait que les billets eux-mêmes sont mâyâ et ne servent à rien tant qu’on ne les échange pas. De même, c’est uniquement avidyâ, notre ignorance, qui nous fait croire que l’isolement de notre moi, comme le papier des billets de banque, a une valeur en soi. Et lorsque nous agissons en conséquence, notre moi perd toute son utilité. Lorsque au contraire l’avidyâ est écartée, ce même moi acquiert pour nous une valeur inestimable. Car « Il Se manifeste dans les formes immortelles que revêt Sa joie ». Ces formes sont distinctes de Lui, et elles ont pour seule valeur ce que Sa joie leur a donné. Lorsque nous ramenons ces formes à cette joie originelle, qui est l’amour, nous les encaissons à la banque et nous en trouvons la vérité.

Lorsqu’un homme est poussé à son travail par la simple nécessité, ce travail prend un caractère accidentel et contingent et n’est qu’un pis-aller ; on le délaisse et il tombe en ruine dès que les nécessités changent. Mais lorsque ce travail est le produit de la joie, les formes qu’il revêt ont les éléments de l’immortalité. Ce qui est immortel en l’homme communique à l’œuvre sa propre qualité de permanence.

Notre moi, en tant que forme de la joie divine, est immortel. Car sa joie est amritam, éternelle. C’est sa présence en nous qui nous rend sceptiques à l’égard de la mort, même quand le fait de la mort ne saurait être mis en doute. Pour résoudre cette contradiction, nous arrivons à reconnaître l’harmonie qui existe dans le dualisme de la vie et de la mort. Nous savons que, dans sa vie, une âme, limitée dans son expression et infinie dans son principe, doit passer par les portes de la mort sur la route qui la conduit à réaliser l’infini. La mort est moniste, car elle ne recèle pas de vie, mais la vie est dualiste, car elle a une apparence aussi bien qu’une réalité. Et la mort est cette apparence, cette mâyâ, qui est l’inséparable compagne de la vie. Pour vivre, notre moi doit se soumettre à une croissance et un changement continuels de sa forme, ce que l’on pourrait appeler une mort continuelle et une vie continuelle qui se poursuivent parallèlement. Lorsque nous refusons d’accepter la mort, lorsque nous voulons donner à la forme du moi une rigide immuabilité, lorsque le moi n’éprouve aucune impulsion à croître hors de soi-même, lorsque le moi considère ses limites comme définitives et agit en conséquence, nous ne faisons en réalité que chercher la mort. C’est alors que l’instructeur nous appelle pour que nous mourions à cette mort, et c’est un appel non pas à l’annihilation, mais à la vie éternelle. C’est l’extinction de la lampe quand apparaît le jour, ce n’est pas la suppression du soleil. C’est en réalité nous demander de réaliser consciemment le vœu le plus intime que nous avons au fond de notre cœur.

Il existe chez nous une double série de désirs, que nous devrions nous efforcer de mettre en harmonie. Dans le domaine de notre nature physique, il y en a une série dont nous avons toujours conscience. Nous voulons les plaisirs du boire et du manger, nous recherchons les joies et les aises de notre corps. Ces désirs sont égocentriques ; ils visent exclusivement à satisfaire des impulsions. Et les désirs de notre palais sont souvent en contradiction avec ce que permet notre estomac.

Mais il en est un autre groupe, dont nous sommes totalement inconscients, c’est le désir de notre organisme physique pris dans son ensemble, le désir d’être en bonne santé. Il accomplit constamment sa tâche, réparant, rapiéçant, procédant à de nouveaux ajustements en cas d’accident, rétablissant adroitement l’équilibre partout où celui-ci a été troublé. Il ne se préoccupe pas de nos besoins corporels immédiats, mais voit au-delà du moment présent. C’est le principe de notre intégrité physique ; il relie notre vie actuelle avec notre passé et notre avenir, et préserve l’unité de ses différentes parties. L’homme avisé le sait, et lui subordonne ses autres désirs physiques.

Nous avons encore un autre corps plus vaste qui est le corps social. La société est un organisme dans lequel nous avons, en tant que parties, nos désirs individuels.