Nous voulons pour nous-mêmes plaisirs et licences ; nous voulons payer moins cher que tous les autres et gagner davantage. Il en résulte des échauffourées et des luttes. Mais il y a en nous cet autre désir qui fait son œuvre dans les profondeurs de notre être social : le désir du bien-être de la société. Il dépasse les limites du présent et du personnel, il est du côté de l’infini.
L’homme sage cherche à harmoniser les désirs de satisfactions égoïstes avec notre désir du bien social ; c’est ainsi seulement qu’il peut réaliser son moi supérieur. Dans son aspect limité, le moi est conscient de son isolement, et fait des efforts désespérés pour obtenir plus d’avantages que tous les autres. Mais dans son aspect infini, il désire atteindre l’harmonie qui doit le conduire à la perfection, et non sa propre glorification.
L’émancipation consiste pour notre nature physique à trouver la santé, pour notre être social à trouver la bonté, pour notre moi à trouver l’amour. C’est ce dernier que le Bouddha appelle extinction – l’extinction de l’égoïsme. C’est la vraie fonction de l’amour, qui ne conduit pas à l’obscurité, mais à l’illumination ; c’est l’obtention de bodhi, le véritable réveil ; c’est la révélation en nous de la joie infinie par la lumière de l’amour.
Notre moi évolue par la voie du moi isolé, qui est indépendant, jusqu’à ce qu’il atteigne l’âme, qui est harmonieuse. La coercition ne peut jamais nous conduire à cette harmonie. De même notre volonté, dans le processus de sa croissance, doit passer par l’indépendance et la rébellion avant d’arriver à son accomplissement ultime. Nous devons pouvoir jouir de la forme négative de la liberté, qui est la licence, avant de pouvoir atteindre la liberté positive, qui est l’amour.
La liberté négative, celle de la volonté égoïste, peut tourner le dos à la réalisation du moi, mais elle ne peut s’en détacher complètement, car elle perdrait alors toute signification. Notre volonté égoïste jouit de la liberté jusqu’à un certain point ; elle peut apprendre ce que c’est que s’écarter du bon chemin, mais elle ne peut pas en rester éloignée indéfiniment, car sous notre aspect négatif, nous sommes limités. Nous devons arriver au terme de nos mauvaises actions, de notre carrière de discorde. Le mal en effet n’est pas infini, et la discorde ne peut être une fin en soi. Notre volonté jouit de la liberté afin de pouvoir découvrir que sa véritable voie conduit à l’amour et à la bonté. L’amour et la bonté sont infinis, et c’est seulement dans l’infini qu’est possible la réalisation parfaite de la liberté. Aussi notre volonté peut-elle être libre non pas envers les limitations de notre moi, non pas dans le domaine de mâyâ et de la négation, mais vers l’illimité, dans le domaine de l’amour et de la vérité. Notre liberté ne saurait aller à l’encontre de son propre principe de liberté, et pourtant rester libre ; elle ne peut se suicider et continuer à vivre. Nous ne pouvons pas dire que nous devrions avoir pleine liberté pour nous enchaîner, car les chaînes mettent fin à la liberté.
Ainsi dans la dualité de notre volonté, nous retrouvons ce même dualisme d’apparence et de vérité ; notre volonté égoïste n’est que l’apparence de la liberté, la vérité en est l’amour. Lorsque nous essayons de rendre cette apparence indépendante de la vérité, nos efforts amènent la souffrance et finissent par prouver leur propre futilité.
Tout comporte ce dualisme de mâyâ et de satyam, d’apparence et de vérité. Les mots sont mâyâ tant qu’ils sont limités et uniquement des sons ; ils deviennent satyam quand ils sont des idées, quand ils sont infinis. Notre moi est mâyâ lorsqu’il n’est qu’individuel et limité, lorsqu’il considère son isolement comme absolu ; il est satyam lorsqu’il reconnaît son essence dans l’universel et l’infini, dans le moi suprême, le paramâtman. C’est ce qu’entend le Christ lorsqu’il dit : « Avant qu’Abraham fût, je suis. » L’éternel « je suis » parle par le « je suis » qui est en moi. Le « je suis » individuel atteint son but parfait lorsqu’il réalise sa liberté d’harmonie dans le « je suis » infini. C’est alors qu’il trouve sa mukti, sa libération hors de l’étreinte de mâyâ, de cette apparence produite par avidyâ, l’ignorance. Il trouve son émancipation en shântam shivam advaïtam, en parfait repos dans la vérité, en parfaite activité dans la bonté, en parfaite union dans l’amour.
Ce n’est pas seulement dans notre moi, mais aussi dans la nature qu’on rencontre cet isolement de Dieu, que nos philosophes ont appelé mâyâ, parce que l’isolement n’existe pas en soi et ne vient pas de l’extérieur pour imposer des limites à l’infinité de Dieu. C’est Sa propre volonté qui S’est imposé des limites à Elle-même, tout comme le joueur d’échecs bride sa volonté pour avancer ses pièces. Le joueur accepte de plein gré d’être lié par des rapports déterminés avec chaque pièce particulière, et c’est par ces restrictions mêmes qu’il réalise la joie de son pouvoir. Ce n’est pas qu’il ne puisse déplacer les pièces selon sa fantaisie, mais s’il le fait il ne peut plus y avoir de jeu. Si Dieu assume Son rôle d’omnipotence, Sa création est finie et Son pouvoir perd toute signification. Un pouvoir ne peut être un pouvoir que s’il agit dans certaines limites.
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