Il faut que les océans de Dieu soient des océans, et Sa terre ne pourra jamais être autre qu’une terre. La loi qui en a fait une terre et des océans est Sa loi, la même par laquelle le jeu a été séparé du joueur, pour permettre la joie du joueur.
De même que la nature est séparée de Dieu par les limites de la loi, le moi est séparé de Lui par les limites de son égoïsme. Dieu a volontairement fixé des bornes à Sa volonté, et nous a donné la domination sur ce qui est notre petit univers. Tout comme un père allouerait une certaine mensualité à son fils pour que celui-ci agît à sa guise dans les limites de cette allocation. Le père n’en est pas moins le propriétaire de ces sommes, mais il les retranche du champ d’opération de sa volonté. La raison en est que sa volonté, qui est celle de l’amour, et par conséquent libre, ne peut trouver sa joie que dans une union avec une autre volonté libre. Le tyran qui veut avoir des esclaves les considère comme des instruments pour l’exécution de ses projets. C’est par conscience de ses propres besoins qu’il écrase en eux toute volonté, afin de garantir la sécurité de ses intérêts égoïstes. Ces intérêts ne peuvent supporter la moindre liberté chez autrui parce qu’eux-mêmes ne sont pas libres. Le tyran est en réalité dans la dépendance de ses esclaves et c’est pourquoi il cherche à les utiliser complètement en les pliant à sa propre volonté. Un amant au contraire doit avoir deux volontés pour réaliser son amour, car l’amour se consomme dans l’harmonie, l’harmonie entre deux libertés.
Ainsi cet amour de Dieu, dans lequel notre moi a pris sa forme, a séparé ce moi de Dieu ; et c’est encore l’amour de Dieu qui amène la réconciliation et unit Dieu avec notre moi malgré la séparation. C’est pourquoi notre moi doit passer par des renouvellements sans fin, car il ne peut maintenir éternellement son attitude d’isolement. L’isolement est la limite à laquelle il trouve une barrière, et d’où il revient encore et toujours à sa source infinie. Notre moi doit sans cesse dépouiller son âge, rejeter ses limites dans l’oubli et dans la mort afin de réaliser son immortelle jeunesse. Sa personnalité doit à mainte reprise se fondre dans l’universel, et même en fait le traverser à chaque instant, ne serait-ce que pour rafraîchir sa vie individuelle. Il doit suivre le rythme éternel et prendre contact à chaque pas avec l’unité fondamentale, et ainsi maintenir sa séparation équilibrée dans la force et la beauté.
Nous voyons partout le jeu de la vie et de la mort, cette transmutation de l’ancien en le nouveau. Le jour vient à nous chaque matin, tout blanc, tout nu, frais comme une fleur. Mais nous savons qu’il est vieux ; il est le Temps lui-même. C’est le même très ancien jour qui a reçu dans ses bras notre globe nouveau-né, l’a recouvert de son blanc manteau de lumière, et l’a lancé dans le grand pèlerinage au milieu des étoiles.
Ses pas pourtant ne sont point las, ni ses yeux fatigués. Il porte l’amulette d’or de l’éternité qui ne connaît pas la vieillesse, et dont le toucher efface toutes rides du front de la nature. Notre monde porte l’immortelle jeunesse au plus profond de son cœur. Décrépitude et mort font glisser sur sa face de fugitives ombres, et s’en vont sans laisser nulle trace. Et la vérité reste, fraîche et jeune. Ce vieux, ce très vieux jour de notre terre renaît chaque matin. Il revient, toujours au même appel de la même musique. Si sa marche suivait une ligne infinie et droite, s’il n’avait pas la terrible halte dans l’abîme des ténèbres pour renaître dans la vie des commencements sans fin, il souillerait et ensevelirait peu à peu la vérité sous la poussière, et le lourd martèlement de son pas répandrait sur la terre une douleur sans trêve. Chaque instant laisserait son poids de lassitude, et la décrépitude trônerait sans rival sur son trône d’ordures.
Mais chaque matin, parmi les fleurs tout fraîchement écloses, le jour renaît, répétant son message, nous assurant toujours que la mort doit mourir éternellement, que les vagues de l’agitation ne sont qu’à la surface, et que l’océan de la sérénité est insondable. Le rideau de la nuit s’écarte, la vérité jaillit, sans qu’une seule ride en vieillisse les traits, sans qu’un grain de poussière macule son manteau.
Nous voyons que celui qui existe avant toute autre chose est le même aujourd’hui. Dans sa voix, chaque note du chant de création tinte joyeusement. L’univers n’est pas un simple écho qui renvoie de ciel en ciel, comme un vagabond, une vieille chanson chantée une fois pour toutes dans l’obscur commencement des choses et ensuite restée orpheline.
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