À chaque instant elle vient du cœur du Maître, elle respire avec Son souffle.

Et c’est pourquoi le jour peut envahir le ciel comme une idée qui prend sa forme en un poème, et ne doit jamais se briser sous le fardeau de son poids qui grandit. D’où la surprise des variations sans fin, l’arrivée de l’inexplicable, l’incessante procession des individus, dont nul n’a son pareil dans tout notre univers. Et au début comme à la fin, le commencement ne connaît pas de terme, le monde est toujours vieux, il est toujours nouveau.

C’est à notre moi de savoir qu’il doit renaître à chaque instant de sa vie. Il doit briser toutes les illusions qui l’enferment dans leur coquille pour le faire paraître vieux et lui faire porter la charge de la mort.

Car la vie est jeunesse immortelle ; elle hait la vieillesse qui cherche à entraver ses mouvements, la vieillesse qui n’appartient pas véritablement à la vie, mais la suit comme l’ombre suit la lampe.

Notre vie, tel un fleuve, frappe contre ses rives, non pour s’y sentir enfermée, mais pour se rendre compte à nouveau, à chaque instant, qu’elle a une issue sans fin du côté de la mer. C’est comme un poème qui retrouve son rythme à chaque pas, non pour être réduit au silence par des règles rigides, mais pour exprimer à tout instant la liberté intérieure de son harmonie.

Les murs qui enclosent notre individualité nous rejettent d’une part à l’intérieur de ses limites et d’autre part nous guident vers l’illimité. C’est seulement lorsque nous essayons de rendre ces limites infinies que nous sommes plongés dans une insoluble contradiction et que nous allons à un misérable échec.

C’est cela qui conduit aux grandes révolutions dans l’histoire de l’humanité. Chaque fois que la partie, méprisant le tout, cherche à suivre un cours qui lui soit personnel, la grande force motrice du tout lui imprime une violente secousse, l’arrête brutalement et la jette dans la poussière. Toutes les fois que l’individu cherche à endiguer le courant incessant de la force cosmique et à l’emprisonner sur place pour ses fins personnelles, il provoque un désastre. Si puissant que soit un roi, il ne peut lever l’étendard de la révolte contre la source infinie de force, qui est unité, et rester puissant malgré tout.

On a dit : « Par l’injustice, les hommes prospèrent, obtiennent ce qu’ils désirent, et triomphent de leurs ennemis, mais à la fin ils sont coupés à la racine et sont exterminés. » Si nous voulons parvenir à la grandeur de la personnalité, nos racines doivent plonger profondément dans l’universel.

Le but de notre moi est de rechercher cette union. Il doit incliner profondément la tête dans l’amour et l’humilité, et prendre position là où se rencontrent les grands et les petits. Il doit gagner par ce qu’il perd et s’élever en se soumettant. L’enfant prendrait en horreur ses jeux s’il ne pouvait ensuite retourner vers sa mère, et l’orgueil que nous prenons à notre personnalité serait une malédiction si nous ne pouvions y renoncer dans l’amour. Nous devons savoir que seule la révélation de l’infini est en nous interminablement neuve, éternellement belle et donne à notre moi son unique signification.

V

Réalisation dans l’amour

NOUS en arrivons maintenant à l’éternel problème de l’infini et du limité, de l’Être suprême et de notre âme. C’est le sublime paradoxe qui est à la racine même de l’existence. Nous ne pourrons jamais le résoudre parce que nous ne pourrons jamais nous placer en dehors du problème et le mettre dans la balance avec une autre possibilité quelconque. Mais ce problème n’existe que dans le domaine de la logique ; dans la réalité il ne soulève pour nous aucune difficulté.

Sur le terrain de la logique, on peut dire que l’intervalle entre deux points, si rapprochés soient-ils, est infini, puisque divisible à l’infini. Mais en fait nous enjambons cet infini à chaque pas, et nous rencontrons l’éternel à chaque seconde. Aussi certains de nos philosophes soutiennent-ils que le limité ne peut pas exister ; il ne serait que mâyâ, une illusion. Le réel est l’infini, et c’est seulement mâyâ, l’irréalité, qui donne l’apparence du limité. Mais le mot mâyâ n’est qu’un mot, ce n’est pas une explication. Cela revient uniquement à dire qu’avec la vérité il y a aussi cette apparence qui est l’opposé de la vérité ; nous ne comprenons toujours pas comment les deux viennent à coexister.

Nous avons ce qu’on appelle en sanskrit dvandva, une série d’opposés dans la création, comme par exemple le pôle positif et le pôle négatif, la force centripète et la force centrifuge, l’attraction et la répulsion. Mais ce sont aussi des mots et non des explications. Ce sont différentes façons d’affirmer que le monde est dans son essence la conciliation de couples de forces opposées. Ces forces, comme la main droite et la main gauche du créateur, agissent en parfaite harmonie, et pourtant dans des directions opposées.

Nos deux yeux sont reliés dans une harmonie qui les fait agir à l’unisson. De même il y a dans le monde physique une indestructible continuité de rapports entre le chaud et le froid, la lumière et l’obscurité, le mouvement et le repos, tout comme entre les notes basses et les notes aiguës d’un piano. C’est pourquoi les opposés n’amènent pas dans le monde la confusion, mais l’harmonie. Si la création n’était qu’un chaos, il nous faudrait imaginer les deux principes opposés comme luttant pour la suprématie. Mais l’univers n’est pas régi par une loi martiale, arbitraire et provisoire. Nous n’y trouvons aucune force qui puisse mal tourner, ou continuer indéfiniment sa marche déréglée, comme un hors-la-loi, qui rompt toute entente avec son milieu. Chaque force au contraire doit revenir à son état d’équilibre en décrivant une courbe.