Les vagues s’élèvent, chacune à son propre niveau, dans une attitude apparente d’impitoyable concurrence, mais seulement jusqu’à un certain point. Nous connaissons ainsi la vaste sérénité de la mer, à laquelle elles sont toutes reliées, et à laquelle elles doivent toutes faire retour dans le rythme de merveilleuse beauté.
En fait, ces ondulations et ces vibrations, ces soulèvements et ces chutes ne sont pas dus aux contorsions erratiques de corps disparates, mais forment une danse rythmique. Le rythme n’est jamais le produit des hasards de la lutte. Son principe fondamental doit être l’unité et non l’antagonisme.
Ce principe d’unité est le mystère des mystères. L’existence d’une dualité pose immédiatement à notre esprit une question, et nous en cherchons la solution dans l’Un. Lorsque nous découvrons finalement un rapport entre les deux éléments, et qu’ainsi nous les voyons comme ne faisant qu’un en essence, nous sentons que nous sommes parvenus à la vérité. Et nous énonçons alors ce paradoxe étonnant entre tous : l’Un apparaît comme multiple, l’apparence est l’opposé de la vérité, et pourtant lui est inséparablement reliée.
Il y a des hommes – et c’est assez curieux –chez qui disparaît le sentiment du mystère, qui est à la racine même de toutes nos joies, lorsqu’ils découvrent dans la diversité de la nature l’uniformité de la loi. Comme si la gravitation n’était pas un plus grand mystère que la chute d’une pomme, comme si l’évolution qui conduit d’un règne à un autre n’était pas plus délicate encore à expliquer qu’une série de créations successives. La difficulté, c’est que très souvent nous nous arrêtons à une telle loi comme si elle était l’aboutissement ultime de notre recherche – et nous constatons alors que notre esprit n’en a pas retiré la moindre trace d’émancipation. Ce n’est une satisfaction que pour notre intellect, et comme cela n’éveille rien dans l’ensemble de notre être, notre sens de l’infini n’en est qu’émoussé.
Un grand poème, lorsqu’on l’analyse, n’est qu’une série de sons indépendants. Le lecteur qui en trouve le sens, c’est-à-dire le lien intérieur qui unit ces sons extérieurs, découvre une loi intégralement parfaite et jamais violée, la loi de l’évolution des idées, la loi de la musique et de la forme.
Mais la loi est en soi une limite. Elle montre simplement que ce qui est ne peut pas être autrement. Lorsqu’un homme s’occupe uniquement de rechercher les liens de causalité, son esprit n’échappe à la tyrannie des faits que pour succomber sous celle des lois. Lorsqu’en étudiant une langue, nous passons du vocabulaire aux lois qui le régissent, nous faisons un grand progrès. Mais si nous nous arrêtons là, si nous nous intéressons uniquement aux merveilles de la formation d’une langue et que nous cherchions seulement les raisons cachées de ses caprices apparents, nous n’aboutissons pas, car la grammaire n’est pas la littérature, et la prosodie n’est pas un poème.
Quand nous en venons à la littérature, nous constatons que tout en se conformant aux règles de la grammaire, elle est pourtant une création de joie, elle est la liberté en personne. La beauté d’un poème est soumise à des lois rigides, et pourtant le poème les dépasse. Les lois sont ses ailes ; elles ne l’alourdissent pas, elles le portent à la liberté. Sa forme est dans la loi, mais son esprit dans la beauté. La loi est le premier pas vers la liberté ; la beauté est la libération complète qui se dresse sur le piédestal de la loi. La beauté harmonise en elle-même la limite et l’au-delà, la loi et la liberté.
Quant au poème cosmique, la découverte des lois de son rythme, la mesure de ses développements et de ses contradictions, de ses mouvements et de ses pauses, la recherche de son évolution dans la forme et le caractère sont de nobles accomplissements de l’esprit, mais nous ne saurions nous en tenir là. C’est comme une gare de chemin de fer : le quai de la gare n’est pas le but de notre voyage. Celui-là seul a touché la vérité finale qui sait que le monde entier est une création de la joie.
Et cela m’amène à penser combien mystérieux doivent être les rapports du cœur humain et de la nature. Dans le monde extérieur de l’activité, la nature a un seul aspect, mais dans notre cœur, dans le monde intérieur, elle présente un tableau complètement différent.
Prenons un exemple : une fleur. Si fine et délicate qu’elle soit, elle est contrainte de rendre de grands services ; sa forme et ses couleurs sont adaptées à sa mission. Il faut qu’elle produise le fruit, sinon la continuité de la vie végétale sera rompue et la terre deviendra vite un désert. La couleur et le parfum de la fleur ont donc toujours un but ; à peine la fleur est-elle fécondée par l’abeille et parvient-elle au terme de son rôle que ses exquis pétales se détachent et qu’une cruelle parcimonie la prive de son doux parfum. Elle n’a pas le temps de faire des grâces dans ses beaux atours, car elle travaille éperdument. Vue de l’extérieur, la nécessité semble être dans la nature le seul facteur pour lequel tout se meut et travaille : le bouton devient la fleur, la fleur devient le fruit, le fruit devient la graine, la graine devient une nouvelle plante, et ainsi de suite ; la chaîne de l’activité se poursuit sans interruption. Que surgisse un trouble ou un obstacle quelconque, nulle excuse ne sera acceptée ; la malheureuse chose ainsi bloquée dans son mouvement serait aussitôt cataloguée comme rejetée, et condamnée à mourir et à disparaître promptement. Dans les vastes usines de la nature, il y a d’innombrables ateliers où s’exécute un travail sans fin, et la jolie fleur que vous admirez dans ses habits de fête, exhalant ses parfums, n’est pas du tout ce qu’elle paraît être.
1 comment