Elle ressemble plutôt à l’ouvrier qui peine sous le soleil et sous la pluie, qui doit rendre un compte exact du travail accompli, et qui n’a pas le loisir de se délasser joyeusement.
Et cependant quand cette même fleur pénètre dans le cœur de l’homme, son aspect utilitaire et affairé disparaît, elle devient l’emblème de la nonchalance et du repos. Le même objet qui extérieurement incarne l’activité sans fin est intérieurement la parfaite expression de la paix et de la beauté.
Ici la science nous avertit que nous faisons erreur, que le but d’une fleur est tout autre que ce qu’il paraît être, et que les rapports de douceur et de beauté que nous croyons discerner entre la fleur et nous sont les produits de notre imagination, et rien de plus.
Mais notre cœur répond que nous ne nous trompons pas le moins du monde. Dans la sphère de la nature, la fleur détient un certificat attestant son immense faculté de faire du travail utile, mais c’est une tout autre lettre d’introduction qu’elle nous présente quand elle frappe à la porte de notre cœur. La beauté est alors son seul titre. En un lieu elle se présente en esclave, et dans l’autre en être libre. Comment donc pourrions-nous accorder créance à la première recommandation et ne pas croire à la seconde ? Il est vrai sans l’ombre d’un doute que la fleur est à sa place dans la chaîne ininterrompue de la causalité, mais c’est là une vérité extérieure. La vérité intérieure est : « En vérité, tous les objets prennent naissance dans la joie éternelle. »
Ce n’est donc pas seulement dans la nature que la fleur a un rôle ; elle a un grand rôle à jouer dans l’esprit de l’homme. Quel est-il ? Dans la nature, elle travaille comme un serviteur qui doit se présenter à heures fixes, mais dans le cœur de l’homme, elle arrive comme un messager du Roi. Dans le Râmâyana, lorsque Sîta, arrachée à son époux, gémit sur son triste sort dans le palais d’or de Râvana, elle voit venir un messager qui lui montre un anneau de son bien-aimé Râma. La vue de l’anneau suffit à prouver à Sîta que le message est authentique. Elle est aussitôt certaine que le messager vient de la part de son bien-aimé, qui ne l’a pas oubliée et qui se dispose à la délivrer.
Une fleur est aussi un messager de notre grand amant. Au milieu de tout le luxe féerique du monde, que l’on peut comparer à la ville d’or de Râvana, nous vivons toujours en exil, tant que l’insolent esprit de la prospérité d’ici-bas nous tend ses appâts, et veut nous posséder. Et dans cette geôle, la fleur vient à nous, porteuse d’un message de l’autre rive ; elle murmure à nos oreilles : « Je suis venue ; Il m’a envoyée. Je suis un messager de la Beauté, de Celui dont l’âme est la béatitude de l’amour. Il a construit un pont pour arriver à cette île de l’isolement. Il ne t’a pas oublié, Il vient te chercher, maintenant. Il t’attirera vers Lui et te prendra dans Ses bras. L’illusion ne te gardera pas éternellement prisonnier. »
S’il se trouve qu’à ce moment nous soyons éveillés, nous demandons : « Comment pouvons-nous savoir que c’est Lui qui t’envoie ? » Le messager répond : « Vois ! J’ai Son anneau ; admires-en l’éclat et les feux chatoyants. »
Et c’est bien Son anneau, c’est notre anneau nuptial. Alors tout le reste tombe dans l’oubli ; seul ce doux symbole du toucher de l’éternel amour nous emplit d’une aspiration profonde. Nous nous rendons compte que le palais d’or où nous vivons n’a rien à voir avec nous ; notre libération est au-dehors – c’est là que notre amour fructifie et que notre vie s’accomplit.
Ce qui pour l’abeille n’est dans la nature que couleurs et parfums, marques et signes qui montrent où butiner, est pour le cœur humain joie et beauté, dégagées de la pression de toute nécessité. C’est un billet d’amour, écrit en couleurs vives, que l’on apporte à notre cœur.
Comme je vous le disais, si affairée que soit extérieurement notre nature active, elle a au fond du cœur un refuge secret où elle va et vient librement, sans projets. Les fournaises de ses ateliers y deviennent les feux d’artifice d’une fête ; le bruit de ses machines y devient mélodie. Dans la nature, les lourdes chaînes de la causalité rendent un son lugubre, mais dans le cœur humain leur joie sans mélange a le son musical des accords d’une lyre.
Il semble merveilleux en vérité que la nature ait simultanément ces deux aspects si antithétiques : d’un côté la servitude, et de l’autre la liberté. Dans la même forme, le même son, la même couleur, le même goût, on entend deux notes opposées, celle de la nécessité et celle de la joie. Extérieurement la nature est affairée, agitée ; intérieurement elle n’est que paix et silence. D’un côté, elle connaît le travail, de l’autre, le loisir. Vous ne la trouvez asservie que lorsque vous la voyez du dehors, mais au fond de son cœur est la beauté sans borne.
Notre prophète dit : « C’est de la joie que sont nées toutes les créatures, par la joie qu’elles sont soutenues, vers la joie qu’elles progressent, et dans la joie qu’elles pénètrent. » Non pas qu’il veuille ignorer la loi, ni que sa contemplation de la joie infinie soit née d’une intoxication produite par une prédominance de pensée abstraite. Il reconnaît pleinement les lois inexorables de la nature ; il nous dit : « Le feu brûle par crainte de Lui (c’est-à-dire par Sa loi) ; le soleil brille par crainte de Lui ; et c’est par crainte de Lui que le vent, les nuages et la mort accomplissent leur tâche. » C’est le règne de la main de fer, prête à châtier la moindre transgression. Et pourtant le poète entonne le chant joyeux : « C’est de la joie que sont nées toutes les créatures, par la joie qu’elles sont soutenues, vers la joie qu’elles progressent, et dans la joie qu’elles pénètrent. »
« L’Être immortel Se manifeste dans la forme de joie. » C’est par la plénitude de Sa joie qu’il Se manifeste dans la création. C’est de la nature de cette joie immense de se réaliser dans une forme, qui est la loi. La joie, qui est sans forme, doit créer, doit se traduire dans des formes.
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