La joie du chanteur s’exprime sous la forme d’un chant, celle du poète sous la forme d’un poème. Dans son rôle de créateur, l’homme crée constamment des formes, qui jaillissent de son immense joie.

Cette joie, qui a aussi pour nom l’amour, doit par sa nature même avoir pour réalisation la dualité. Lorsque le chanteur est saisi par l’inspiration, il se dédouble ; en lui son autre moi écoute, et ses auditeurs extérieurs ne sont qu’un prolongement de cet autre moi. L’amant cherche son autre moi dans l’objet de son amour. C’est la joie qui crée cette séparation, afin de réaliser l’union en dépit des obstacles.

Amritam, la béatitude éternelle, s’est scindée en deux. Notre âme est aussi notre Bien-aimé, elle est aussi son autre moi. Nous sommes divisés, mais si cette séparation était absolue, il régnerait dans le monde la souffrance intégrale et le mal sans mélange. De l’erreur nous ne pourrions jamais parvenir à la vérité, ni du péché à la pureté du cœur ; tous les opposés resteraient à jamais opposés et nous ne pourrions trouver aucun terrain sur lequel concilier nos contradictions. Nous ne saurions alors avoir aucun langage, aucune compréhension, aucun rapprochement des cœurs, aucune coopération dans la vie. Or nous trouvons au contraire que l’état de séparativité des objets est plus ou moins flou. Leurs individualités changent constamment, ils se rencontrent et se fondent l’un dans l’autre, si bien que la science elle-même devient métaphysique, la matière perd ses limites et la définition de la vie est de moins en moins précise.

Notre âme individuelle a bien été séparée de l’âme suprême, mais ce ne fut pas par antagoniste, ce fut par plénitude d’amour. C’est pour cette raison que les erreurs, les souffrances et tous les maux n’ont pas un caractère fixe ; l’âme de l’homme peut les mettre au défi, les vaincre, et même les transformer complètement en un nouveau pouvoir et une beauté nouvelle.

Le chanteur traduit son poème intérieur en un chant et sa joie en des formes ; celui qui écoute doit retraduire le chant dans la joie qui l’a causé ; alors la communion est complète entre chanteur et auditeur. La joie infinie se manifeste dans des formes multiples en se pliant à la suzeraineté de la loi, et nous accomplissons notre destinée en revenant des formes à la joie, de la loi à l’amour, où nous dénouons les nœuds du limité pour nous réfugier à nouveau dans l’infini.

L’âme humaine voyage de la loi à l’amour, de la discipline à la libération, du plan moral au plan spirituel. Bouddha prêchait la discipline de la maîtrise de soi et de la vie morale, c’est-à-dire une acceptation totale de la loi. Mais cet asservissement à la loi ne saurait être un but en soi ; en le réalisant intégralement, nous acquérons les moyens de passer au-delà. C’est le retour à Brahman, à l’amour qui se manifeste par les formes limitées de la loi. Bouddha l’appelle brahma-vihâra, la joie de vivre en Brahman. D’après Bouddha, celui qui veut parvenir à cet état doit « ne tromper personne, n’éprouver de haine pour personne, ne jamais désirer nuire dans la colère. Il doit ressentir pour toutes créatures un amour immense, comme celui d’une mère pour son fils unique, qu’elle protégerait au risque de sa propre vie. Là-haut, ici-bas, et tout autour de lui, il doit faire rayonner son amour, qui ne connaît ni bornes ni obstacles, qui est dégagé de toute cruauté et de toute animosité. Qu’il soit debout, assis, en marche, ou couché jusqu’à ce qu’il s’endorme, il doit maintenir son esprit actif dans la pratique de la bonne volonté envers tous ».

Le manque d’amour est une sorte de racornissement, car l’amour est la perfection de la conscience. Nous n’aimons pas parce que nous ne comprenons pas, ou plutôt nous ne comprenons pas parce que nous n’aimons pas. L’amour est en effet la signification dernière de tout ce qui nous entoure. Ce n’est pas un simple sentiment, c’est la vérité, c’est la joie qui est l’origine de toute création. C’est la blanche lumière de la conscience pure qui émane de Brahman. Aussi, pour être un avec ce sarvânubhûh, cet être omnisensible qui est dans la voûte étoilée comme au fond de notre âme, nous faut-il atteindre ce point culminant de la conscience qui est l’amour. « Qui eût pu respirer, qui eût pu bouger, si le ciel n’était empli de joie, n’était empli d’amour ? » C’est par l’élévation de notre conscience jusqu’à l’amour et par son extension au monde entier que nous pouvons atteindre brahmavihâra, la communion avec cette joie infinie.

L’amour se donne spontanément et en dons infinis. Mais ces dons perdent leur sens le plus complet si par eux nous ne parvenons pas à cet amour qui est le donneur. Pour ce faire, il nous faut avoir l’amour dans notre propre cœur. Qui n’a pas d’amour en soi apprécie les dons de son amant d’après leur seule utilité. Mais l’utilité est temporaire et partielle. Elle ne peut jamais embrasser notre être tout entier ; ce qui est utile ne nous intéresse que là où nous ressentons un besoin.