Lorsque ce besoin est satisfait, l’utilité, si elle persiste, devient un fardeau. En revanche, si l’amour habite notre cœur, un simple souvenir a pour nous une valeur permanente, car il ne sert à rien en particulier. Il est un but en soi, il est pour notre être tout entier, et ainsi ne peut jamais nous lasser.
La question qui se pose est la suivante : Comment acceptons-nous ce monde, qui est un don parfait de la joie ? Avons-nous pu l’accueillir dans notre cœur, là où nous conservons religieusement ce qui a pour nous une valeur immortelle ? Nous sommes frénétiquement occupés à utiliser les forces de l’univers pour en tirer un pouvoir toujours accru ; nous puisons dans ses réserves nos aliments et nos vêtements, nous nous bousculons pour en saisir les richesses, et il devient pour nous un champ d’ardente concurrence. Mais est-ce bien pour cela que nous sommes nés, pour étendre nos droits sur ce monde et en faire un objet de négoce ? Lorsque nous concentrons notre attention sur le parti qu’on peut tirer du monde, celui-ci perd pour nous sa véritable valeur. Nous l’avilissons par nos désirs sordides ; en cherchant uniquement à nous en nourrir, nous laissons échapper sa vérité, comme un enfant qui déchirerait les pages d’un livre précieux et voudrait les avaler.
Chez les cannibales, l’homme est considéré comme un aliment. Dans de telles conditions, la civilisation ne pourra jamais s’épanouir, car l’homme perd sa plus haute valeur et n’est plus qu’une denrée. Mais il est d’autres espèces de cannibalisme tout aussi haïssables, sinon aussi grossières, et que nous trouvons sans aller bien loin. Dans des pays plus avancés sur la voie de la civilisation, nous voyons parfois l’homme considéré comme uniquement un corps, acheté et vendu sur le marché au prix de sa chair. Parfois on lui donne pour seule valeur les services qu’il peut rendre ; on en fait une machine, objet de commerce pour l’homme riche qui cherche à s’enrichir encore. Ainsi notre luxure, notre avidité, notre amour du confort ont pour effet de ramener l’homme à sa valeur la plus basse. C’est l’autodéception sur une grande échelle. Nos désirs nous rendent aveugles à cette vérité qui est en l’homme, et c’est le plus grand tort que nous puissions faire à notre âme. Notre conscience en est émoussée ; ce n’est pas autre chose qu’une méthode de suicide spirituel progressif. De là viennent de hideuses plaies sur le corps de la civilisation, le paupérisme et la prostitution, les législations pénales vengeresses, les méthodes cruelles d’incarcération, les procédés méthodiques d’exploitation des races étrangères, au point de les diminuer de façon permanente en leur enlevant la discipline du gouvernement autonome et les moyens de se défendre elles-mêmes.
Évidemment l’homme est utile à l’homme, parce que son corps est une admirable machine et son mental un organe merveilleusement efficace. Mais l’homme est aussi esprit, et l’esprit ne peut être véritablement connu que par l’amour. Lorsque nous définissons un homme par la valeur marchande des services que nous pouvons attendre de lui, nous le connaissons imparfaitement. Avec cette connaissance imparfaite, il nous est facile d’être injustes envers lui et d’éprouver un sentiment de satisfaction triomphante lorsque nous avons réussi à tirer beaucoup plus de lui que nous n’avons payé, grâce à quelque cruel avantage que nous avons sur lui. Lorsque nous le connaissons comme esprit, nous le connaissons au contraire comme faisant partie de nous-mêmes. Nous sentons immédiatement qu’être cruel envers lui est cruel envers nous-mêmes, que l’avilir est dépouiller notre propre humanité, et que chercher à l’utiliser uniquement pour notre profit personnel ne nous fait gagner en argent et en confort que ce que nous payons en vérité.
Un jour, j’étais sur le Gange dans un petit bateau ; c’était une belle soirée d’automne, le soleil venait de se coucher, le silence du ciel débordait de beauté et de joies ineffables. La vaste étendue d’eau, sans aucune ride, reflétait les feux changeants du crépuscule. Des kilomètres de rive sablonneuse et déserte s’étendaient comme un monstrueux amphibie antédiluvien ; ses écailles brillaient aux lueurs du couchant. Alors que notre bateau glissait en silence le long de la rive escarpée, toute percée de nids d’oiseaux, un énorme poisson soudain sauta et disparut, et sur sa forme fugitive jouèrent un instant toutes les couleurs du ciel. Pendant quelques secondes il avait écarté l’écran multicolore derrière lequel un monde silencieux était tout inondé de la joie de vivre. Il était venu des profondeurs de son mystérieux domaine dans un beau mouvement rythmé, il avait ajouté sa propre mélodie à la symphonie muette du jour qui s’éteignait.
Il me sembla que j’avais eu un salut amical venu d’un monde étrange, en mon propre langage, et mon cœur ressentit comme un éclair de joie. Soudain le timonier soupira de regret : « Quel gros poisson ! » Ce qu’il s’était immédiatement représenté, c’était l’image du poisson pêché et servi pour son dîner. Il ne pouvait voir le poisson qu’à travers ce désir, et laissait ainsi échapper toute la vérité de cette existence étrangère.
L’homme pourtant n’est pas complètement animal. Il aspire à une vision spirituelle, qui est celle de la vérité entière. C’est elle qui lui donne les jouissances les plus nobles parce qu’elle lui révèle la profonde harmonie qui existe entre lui-même et son milieu. Seul notre désir met des limites à notre réalisation de nous-mêmes, entrave l’expansion de notre conscience et fait surgir le péché, barrière intérieure qui nous tient isolés de Dieu, provoque la désunion et l’arrogance de l’isolement. Le péché en effet n’est pas une action comme les autres, c’est une attitude de vie qui admet que notre but est limité, que notre ego est la vérité ultime, que nous ne sommes pas tous un en essence, mais que chacun de nous existe pour son propre compte, individuellement, séparément.
C’est pourquoi je vous répète que nous ne pourrons jamais avoir une conception vraie de l’homme si nous n’éprouvons pas d’amour pour lui.
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