La civilisation doit être jugée et estimée, non par le degré de puissance auquel elle est parvenue, mais par la mesure dans laquelle elle développe et exprime par ses lois et ses institutions l’amour de l’humanité. Le premier et dernier critérium auquel on doive la soumettre est : « Reconnaît-elle, et dans quelle mesure, que l’homme est plus un esprit qu’une machine ? » Toutes les fois qu’une ancienne civilisation s’est désagrégée et a péri, c’était pour des causes qui ont produit un endurcissement du cœur et conduit à une dépréciation de l’homme ; c’était que l’État ou quelque groupe d’hommes puissants commençait de considérer les gens comme de simples instruments de sa puissance ; c’était qu’en réduisant en esclavage des races plus faibles et en les empêchant par tous les moyens possibles de se relever, l’homme sapait les fondements de sa propre grandeur, son propre amour de la liberté et de l’équité. La civilisation ne pourra jamais subsister sur la base d’un cannibalisme, quel qu’il soit. Seuls l’amour et la justice peuvent nourrir ce qui est indispensable pour qu’un homme soit vraiment un homme.

Il en est de notre univers comme de l’homme. Lorsque nous contemplons le monde à travers le voile de nos désirs, nous le voyons étroit et mesquin, et nous ne percevons pas sa pleine vérité. Il est bien évident que le monde nous est utile et qu’il pourvoit à nos besoins, mais nos rapports avec lui ne se terminent pas là. Nous sommes unis à lui par un lien plus large et plus vrai que la nécessité. Notre âme est attirée vers lui ; notre amour de la vie est en réalité un désir en nous de poursuivre nos rapports avec cet univers. Et ce sont des rapports d’amour. Nous sommes heureux d’être en ce monde, nous lui sommes attachés par d’innombrables fils, qui vont de la terre aux étoiles. Sottement, l’homme voudrait prouver sa supériorité en imaginant qu’il est complètement distinct de ce qu’il appelle le monde physique et que, dans son fanatisme aveugle, il va parfois jusqu’à vouloir ignorer complètement ou à considérer comme son propre ennemi.

Et pourtant, plus nos connaissances se développent, plus il devient difficile à l’homme de prouver cette séparation ; les barrières imaginaires que nous avions dressées tout autour de nous s’évanouissent l’une après l’autre. Chaque fois que nous devons renoncer à l’un de ces critères d’isolement par lesquels nous avions conféré à la race humaine le droit de se considérer indépendante de son milieu, nous en ressentons une vive humiliation. Mais il faut nous y résigner. Si nous dressons notre orgueil sur la voie de la réalisation du moi pour provoquer des discordes et des divisions, il passera tôt ou tard sous les roues de la vérité, qui le réduiront en poussière. Non, nous ne sommes pas affligés de quelque supériorité monstrueuse, dépourvue de sens dans sa brutalité singulière. Il serait pour nous absolument dégradant de vivre dans un monde qui nous soit incommensurablement inférieur par la qualité de l’âme, tout comme il serait répugnant et avilissant d’être entouré et servi jour et nuit, de notre naissance à notre mort, par tout un troupeau d’esclaves. Tout au contraire, ce monde est notre camarade, et même nous ne faisons qu’un avec lui.

Les progrès de la science nous rendent toujours plus évidentes l’entièreté du monde et notre unité avec lui. Lorsque cette perception de l’unité parfaite n’est plus seulement intellectuelle, lorsqu’elle ouvre notre être entier à une connaissance lumineuse du tout, elle devient une joie radieuse, un amour débordant. Notre esprit découvre son plus vaste moi dans le monde entier, il est empli d’une certitude absolue de sa propre immortalité. Lorsqu’il est parqué dans l’ego, il ne peut que mourir mille fois, car la séparation est condamnée à périr, et ne saurait être rendue immortelle. Mais il ne peut pas mourir lorsqu’il fait un avec le tout, car en cela sont sa vérité et sa joie. Lorsqu’un homme sent battre dans son âme la vie et l’âme du monde entier, il est libre. Il vient alors participer à la cour que se font en secret la belle fiancée, notre terre, voilée dans ses limitations multicolores, et le paramâtman, le fiancé, d’une blancheur immaculée. Il sait alors qu’il prend part à ces somptueuses fêtes d’amour, qu’il est un hôte respecté au festival de l’immortalité. Il comprend alors ce que chante le barde-prophète : « Le monde est né de l’amour, il est soutenu par l’amour, il va vers l’amour et il entre dans l’amour. »

Dans l’amour, toutes les contradictions de l’existence se fondent et se perdent. C’est seulement dans l’amour que l’unité et la dualité ne s’opposent pas. Il faut que l’amour soit à la fois un et deux.

Seul l’amour est à la fois mouvement et repos. Notre cœur erre continuellement jusqu’à ce qu’il trouve l’amour, et alors sa course prend fin. Mais ce repos est lui-même une forme intense d’activité où la quiétude parfaite et l’énergie incessante se retrouvent ensemble dans l’amour.

Dans l’amour, les profits et les pertes s’équilibrent. Sur ses registres, le doit et l’avoir s’inscrivent dans une même colonne, et ce qu’on donne s’ajoute à ce qu’on gagne.