Dans cette merveilleuse fête de la création, dans cette grande cérémonie de l’immolation de l’ego à Dieu, l’amant se donne sans cesse pour se trouver sans cesse dans l’amour. En réalité, l’amour est ce qui réunit et lie inséparablement l’action d’abandonner et celle de recevoir.
Dans l’amour, vous trouvez à un pôle le personnel et à l’autre l’impersonnel. À l’un vous avez l’affirmation : « Me voici », et à l’autre la négation tout aussi catégorique : « Je ne suis pas. » Que serait l’amour sans cet ego ? Et pourtant comment serait-il possible seulement avec l’ego ?
Dans l’amour, servitude et libération ne sont pas contradictoires, car l’amour est à la fois le plus libre et le plus enchaîné. Si Dieu était absolument libre, il n’y aurait pas de création. L’Être infini a assumé en soi le mystère de la limitation. Et en lui qui est amour, le fini et l’infini ne font plus qu’un.
De même, lorsque nous parlons de la valeur relative de la liberté et de la non-liberté, ce ne sont plus que des mots. Car nous ne désirons pas seulement la liberté, nous recherchons aussi l’asservissement. L’amour a pour haute fonction d’accueillir toutes les limitations et de les dépasser, car rien n’est plus indépendant que lui, et pourtant où trouverions-nous un tel état de dépendance ? Dans l’amour, les chaînes sont aussi glorieuses que la liberté.
La religion vishnouïte a courageusement proclamé que Dieu s’est lié à l’homme, et qu’en cela consiste la plus grande gloire de l’existence humaine. Dieu s’enchaîne lui-même à chaque pas dans le rythme charmeur et merveilleux du limité ; il répand ainsi son amour en mélodie dans les plus parfaits chants lyriques de la beauté. La beauté est la cour qu’il fait à notre cœur ; elle ne peut avoir aucun autre but. Elle nous rappelle partout que la manifestation de la puissance n’est pas le sens dernier de la création. Partout où joue une touche de couleur, une note d’un chant, une grâce de la forme, c’est un appel à notre amour. La faim nous contraint d’obéir à ses injonctions, mais la faim n’est pas le dernier mot pour l’homme. Il y a même eu des hommes qui l’ont délibérément bafouée pour montrer que l’âme humaine ne saurait être dirigée par la pression des besoins ou la menace de la douleur. En fait, pour vivre de la vie de l’homme, nous devons tous, les plus petits comme les plus grands, rejeter chaque jour ses exigences. Mais en revanche il y a dans le monde une beauté qui n’insulte jamais à notre liberté, qui ne lève jamais le petit doigt pour nous faire reconnaître sa suzeraineté. Nous pouvons n’en tenir aucun compte, sans encourir pour cela aucun châtiment. Elle nous envoie une prière, mais non un ordre. Elle cherche en nous l’amour, et l’amour ne s’obtient jamais par la contrainte. Ce n’est pas la compulsion, mais la joie, qui attire finalement l’homme.
Et la joie est partout ; elle est dans le manteau de verdure qui recouvre la terre, dans la sérénité bleue du ciel, dans la folle exubérance du printemps, dans l’austérité grise de l’hiver, dans la chair vivante qui habille notre charpente, dans le parfait équilibre, noble et fier, du corps humain, dans la vie, dans l’exercice de tous nos pouvoirs, dans l’acquisition de la connaissance, dans la lutte contre le mal, dans la mort pour des biens dont nous ne profiterons jamais. La joie est là, partout, elle est superflue, inutile ; souvent même elle enfreint les injonctions les plus impérieuses de la nécessité. Elle existe pour montrer que les liens de la loi ne peuvent s’expliquer que par l’amour ; ils sont comme le corps et l’âme. La joie, c’est réaliser l’unité de la vérité, l’unité de notre âme avec le monde, et l’unité du monde avec l’Amant suprême.
VI
Réalisation dans l’action
SEULS ceux qui savent que la joie s’exprime par la loi ont appris à dépasser la loi. Non pas que pour eux les chaînes de la loi aient cessé d’exister, mais elles ont pris pour eux la forme de la liberté incarnée. L’âme libérée se réjouit d’accepter des liens, et ne cherche à en éluder aucun, car dans chacun d’eux elle sent la manifestation d’une énergie infinie dont la joie est dans la création.
En fait, là où n’existe aucune restriction, là où règne la folie de la licence, l’âme cesse d’être libre. C’est là qu’elle souffre, c’est là qu’elle est séparée de l’infini et qu’elle subit l’agonie du péché. Toutes les fois que l’âme, cédant à la tentation, s’écarte de la servitude de la loi, elle s’écrie, comme l’enfant que ne soutiennent plus les bras de sa mère : « Ne me frappe pas. » « Attache-moi, supplie-t-elle, oh ! attache-moi par les liens de ta loi, lie-moi intérieurement et extérieurement, tiens-moi bien serrée, fais que dans l’étreinte de ta loi je sois liée à ta joie, serre-moi pour me protéger contre le mortel relâchement du péché ! »
D’aucuns, pensant que la loi est l’opposé de la joie, prennent l’ivresse pour la joie, et de même beaucoup de nos compatriotes s’imaginent que l’action est contraire à la liberté. Ils croient que l’activité, puisqu’elle se déploie sur le plan matériel, est une restriction pour le libre esprit de l’âme. Mais il faut nous rappeler que si la joie s’exprime dans la loi, l’âme trouve aussi sa liberté dans l’action. C’est parce que la joie ne peut s’exprimer uniquement en elle-même qu’elle désire la loi, qui est extérieure.
1 comment