De même, c’est parce que l’âme ne peut trouver la liberté en elle-même qu’elle désire l’action extérieure. Par son activité, l’âme de l’homme se libère sans cesse de son propre enveloppement ; s’il en était autrement, elle n’aurait jamais pu faire volontairement aucun travail.

Plus l’homme agit et donne corps à ce qui était latent en lui, et plus il rapproche le lointain « à venir ». Par cette réalisation, l’homme devient toujours de plus en plus distinct et se voit toujours clairement sous des aspects de plus en plus nouveaux, dans l’État, dans la société. Cette vision travaille pour la liberté.

La liberté ne se trouve pas dans l’obscurité, ni dans la brume. Il n’est pas de servitude aussi terrifiante que celle des ténèbres. C’est pour leur échapper que la graine s’efforce de germer et le bourgeon d’éclore. C’est pour se débarrasser de cette enveloppe d’imprécision que nos idées cherchent toujours l’occasion de revêtir une forme extérieure. De même notre âme, pour se libérer du brouillard qui estompe et pour venir à la lumière, se crée continuellement de nouveaux champs d’action, s’efforce de combiner de nouvelles formes d’activité, dont certaines même ne sont pas nécessaires pour les besoins de notre vie terrestre. Pourquoi ? Parce qu’elle veut la liberté. Elle veut se voir et se réaliser.

Lorsque l’homme défriche la jungle pestilentielle et se trace un jardin, la beauté qu’il dégage ainsi d’un hideux entourage est la beauté de l’âme ; s’il ne lui donne pas cette liberté extérieurement, il ne peut la rendre libre en lui-même. Lorsqu’il introduit la loi et l’ordre au milieu du chaos de la société, le bien qu’il libère de l’obstruction du mal est le bien de son âme ; s’il n’est pas ainsi libéré extérieurement, ce bien ne peut trouver la liberté en lui-même. Ainsi l’homme est constamment occupé à libérer dans l’action sa puissance, sa beauté, sa bonté, son âme. Et plus il y parvient, plus il se voit grand, plus le champ de sa connaissance de soi s’élargit.

L’Upanishad nous dit : « C’est seulement au milieu de l’activité que tu voudras vivre cent ans. » Ce sont là les paroles de ceux qui avaient bu à grandes gorgées la joie de l’âme. Ceux qui ont pleinement réalisé l’âme n’ont jamais parlé en termes larmoyants des tristesses de la vie ou de la servitude de l’action. Ils ne sont pas comme ces fleurs malingres dont les tiges trop frêles se plient avant que mûrisse le fruit. Ils s’accrochent à la vie de toutes leurs forces et s’écrient : « Nous ne la lâcherons pas avant que le fruit soit mûr. » Dans leur joie, ils désirent s’exprimer laborieusement par leur vie et par leur œuvre. La douleur et le chagrin ne les découragent pas ; le poids de leur propre cœur ne les fait pas s’incliner vers la terre. La tête droite, en héros victorieux, ils s’avancent dans la vie, en se voyant et en se montrant dans une splendeur d’âme toujours croissante à travers les joies et les souffrances. La joie de leur vie va de pair avec la joie de l’énergie qui joue dans l’univers à construire et à démolir. La joie du soleil, la joie de l’air libre se mêlent à la joie de leur vie pour faire une seule et douce harmonie qui règne au-dedans comme au-dehors. Ce sont eux qui disent : « C’est seulement au milieu de l’activité que tu voudras vivre cent ans. »

Cette joie de vivre, cette joie de travailler est chez l’homme absolument vraie. Il ne sert à rien de dire que c’est pour nous une illusion, et que si nous ne la rejetons pas, nous ne pouvons pas nous engager sur la voie de la réalisation du moi. Nous n’obtiendrons jamais aucun résultat si nous cherchons à réaliser l’infini en dehors du domaine de l’action.

Il est faux de dire que l’homme est actif seulement lorsqu’il y est forcé. Si d’un côté il y a contrainte, de l’autre il y a plaisir ; d’autre part l’action est provoquée par la nécessité, et de l’autre elle s’achemine vers son accomplissement naturel. C’est pourquoi l’homme, au fur et à mesure que se développe sa civilisation, accroît ses propres obligations et le travail qu’il se crée spontanément à soi-même. On aurait pu croire que la nature avait déjà donné à l’homme suffisamment à faire, et même qu’elle le tuait de travail sous l’aiguillon de la soif et de la faim, mais non ! L’homme ne trouve pas que ce soit assez, il ne veut pas se contenter de faire le travail que la nature lui a imposé, comme aussi aux quadrupèdes et aux oiseaux ; il faut qu’il les dépasse tous, même en activité ! Nulle créature ne doit travailler autant que l’homme ; il a été poussé à se donner dans la société un vaste champ d’action, où il construit et démolit sans cesse, édifiant des lois et les abrogeant, entassant des masses de matériaux, réfléchissant, cherchant et souffrant sans répit. Il a livré dans ce domaine ses plus glorieuses batailles, il y a gagné une vie toujours nouvelle, il y a rendu la mort glorieuse, et loin d’éliminer problèmes et difficultés, il en a toujours assumé de nouveaux. Il a découvert cette vérité qu’il n’est pas complet quand il est enfermé dans la cage de son entourage immédiat, qu’il est plus grand que sa stature actuelle, et que s’il peut être reposant de piétiner sur place, l’arrêt de la vie détruit sa véritable fonction et le but réel de son existence.

Il ne peut supporter cette mahati vinashtih, cette grande destruction, aussi œuvre-t-il et souffre-t-il afin de pouvoir grandir en dépassant ce qu’il est, pour devenir ce qu’il n’est pas encore. La gloire de l’homme est dans cet enfantement. C’est parce qu’il le sait qu’il n’a pas cherché à limiter son champ d’action, mais s’efforce continuellement d’en reculer les bornes.