Il va parfois tellement loin que son œuvre risque de perdre toute signification ; ses allées et venues frénétiques créent autour de certains centres de terribles tourbillons – tourbillons d’intérêt égoïste et d’orgueil du pouvoir. Néanmoins, tant que le courant ne perd pas sa force, il n’y a rien à craindre ; les obstructions et les déchets de notre activité sont dispersés, balayés ; l’impulsion corrige elle-même ses propres erreurs. C’est seulement lorsque l’âme s’endort et devient stagnante que ses ennemis acquièrent une grande supériorité, et que nous nous embourbons trop dans l’ornière pour pouvoir avancer. Nos maîtres doivent alors nous avertir que pour travailler nous devons vivre et que pour vivre nous devons travailler, que la vie et l’activité sont indissolublement liées.

Il est très caractéristique de la vie qu’elle n’est pas complète en elle-même ; il faut qu’elle s’extériorise. Son existence dépend du commerce au-dedans et au-dehors. Pour vivre, le corps doit entretenir différents rapports avec la lumière et l’air extérieurs, non seulement pour acquérir de la force vitale, mais aussi pour la manifester. Voyez comment le corps est employé sans repos à ses propres activités internes : le cœur ne doit pas cesser une seconde de battre, l’estomac et le cerveau doivent fonctionner sans interruption. Et pourtant cela ne suffit pas ; pendant tout ce temps, le corps s’agite extérieurement. Sa vie le pousse à une danse incessante de travail et de jeu au-dehors ; il ne peut se satisfaire du fonctionnement de son économie interne et ne trouve la plénitude de sa joie que dans des excursions au-dehors.

Il en est de même pour l’âme. Elle ne peut vivre de ses propres imaginations et sentiments intérieurs. Elle a toujours besoin d’objets extérieurs, non seulement pour nourrir sa conscience interne, mais pour s’appliquer à l’action, non seulement pour recevoir, mais aussi pour donner.

Ce qui est vrai, c’est que nous ne pouvons pas vivre si nous divisons en deux Celui qui est la vérité même. Nous devons demeurer en Lui au-dedans comme au-dehors. Quel que soit l’aspect de Lui que nous rejetions, nous nous leurrons nous-mêmes et nous y perdons. « Brahman ne m’a pas abandonné ; puissé-je ne pas abandonner Brahman ! » Si nous déclarons que nous voulons Le réaliser uniquement dans l’introspection et Le laisser en dehors de notre activité extérieure, que nous voulons jouir de Sa présence par l’amour en notre cœur, mais non pas L’adorer par un culte extérieur, ou encore si nous disons le contraire, nous équilibrons mal notre charge dans notre longue marche vers la vérité, et nous allons tout droit à une chute.

Dans le grand continent occidental, nous voyons l’âme de l’homme préoccupée surtout de s’étendre vers l’extérieur ; son champ d’action est la lutte pour le pouvoir. Ses faveurs vont entièrement au monde de l’« extension », et elle veut laisser de côté ou même nier complètement le domaine de la conscience interne, qui est celui de l’accomplissement. Les choses ont été si loin que la perfection de l’accomplissement semble pour elle n’exister nulle part. La science y a toujours envisagé une évolution sans fin pour le monde ; la métaphysique y a maintenant commencé à parler d’évolution pour Dieu Lui-même. On ne veut pas admettre qu’il est, on voudrait prouver que Lui aussi devient.

Les gens ne se rendent pas compte que l’infini, tout en étant toujours plus grand que toutes les limites qu’on lui assigne, est en même temps complet ; d’une part Brahman évolue, et de l’autre Il est perfection ; sous un aspect Il est essence, et sous une autre manifestation, les deux à la fois et en même temps, comme la chanson et le fait de chanter. C’est comme si, sans tenir aucun compte de la conscience du chanteur, on disait que seul le fait de chanter existe et qu’il n’y a pas de chanson. Sans doute ne percevons-nous directement que l’action du chanteur, et jamais la chanson dans sa totalité en un instant quelconque, mais ne savons-nous pas pendant tout ce temps que la chanson tout entière est dans l’âme du chanteur ?

C’est à cause de cette insistance sur l’action et le devenir que nous voyons l’Occident ivre de pouvoir. Les hommes y semblent décidés à tout piller, à tout ravir par la force. Ils s’obstinent à toujours vouloir agir sans jamais avoir fini, ils ne veulent pas reconnaître à la mort sa place légitime dans l’ordre des choses, ils ne connaissent pas la beauté de l’achèvement.

Chez nous, le danger vient de la tendance opposée. Nos faveurs vont au monde intérieur. Nous voudrions écarter avec mépris le monde de la puissance et de l’« extension ». Nous voudrions réaliser Brahman uniquement en méditation sous Son aspect complet ; nous avons décidé de ne pas Le voir dans le commerce de l’univers sous Son aspect d’évolution. C’est pourquoi nous trouvons si souvent chez les chercheurs de notre pays l’intoxication de l’esprit et la dégradation qui en résulte. Leur foi voudrait ne reconnaître aucune servitude de la loi, leur imagination se déchaîne sans retenue, leur conduite dédaigne de fournir des explications à la raison. Leur intellect, dans de vains efforts pour voir Brahman inséparable de Sa création, s’épuise dans l’aridité, et leur cœur, qui cherche à L’enfermer dans ses propres effusions, s’évanouit dans une ivresse extatique d’émotion. Ils n’ont même pas gardé à leur portée un critère pour mesurer la perte de force et de virilité que subit l’homme lorsqu’il laisse ainsi délibérément de côté les injonctions de la loi et les prérogatives de l’action dans l’univers extérieur.

La véritable spiritualité au contraire, comme l’enseignent les Écritures sacrées hindoues, est calmement équilibrée dans la force et dans une corrélation de l’interne et de l’externe. La vérité a sa loi, et elle a sa joie.