D’un côté se chante le Bhayâdasyâgnistapati… (Par crainte de Lui, le feu brûle…) et de l’autre l’Anandâdhyeva khalvimâni bhûtâni jâyante… (De la joie sont créées toutes choses…) Il est impossible d’atteindre la liberté sans se soumettre à la loi, car Brahman est sous un aspect lié par la vérité, et sous l’autre libre dans Sa joie.

Quant à nous, c’est uniquement lorsque nous nous soumettons entièrement aux exigences de la vérité que nous obtenons pleinement la joie de la liberté. Comment cela ? Comme la corde qui est fixée à la harpe. C’est seulement quand la harpe est bien accordée, quand il n’y a pas la moindre distension dans la cheville, que la musique peut jaillir ; la corde, se transcendant elle-même dans la mélodie, trouve sa vérité dans chacun des accords. C’est parce que d’une part elle est liée par des règles rigoureuses que de l’autre elle peut trouver dans la musique cette ample liberté. Tant que la corde n’était pas juste, elle n’était en réalité qu’asservie, mais un relâchement de ses liens ne l’aurait pas conduite à la liberté ; elle ne peut y parvenir que lorsque ses liens se resserrent de plus en plus pour lui faire rendre la note juste.

Les cordes basses et les cordes aiguës de notre devoir ne sont pour nous des chaînes que tant que nous ne pouvons les maintenir bien accordées selon la loi de la vérité ; nous ne saurions baptiser liberté un relâchement qui les plonge dans le néant de l’inaction. C’est pourquoi je dirais que dans la recherche de la vérité, du dharma, le véritable effort ne consiste pas à négliger l’action, mais à faire en sorte de s’accorder de plus en plus exactement à l’harmonie extérieure. La devise de cet effort devra être : « Quelque œuvre que tu fasses, dédie-la à Brahman. » Cela signifie que l’âme doit se consacrer à Brahman dans toutes ses activités. Cette consécration est le chant de l’âme, elle est sa liberté. La joie règne lorsque tout travail devient un chemin conduisant à l’union avec Brahman, lorsque l’âme cesse de revenir constamment à ses propres désirs, lorsqu’en elle notre offrande du moi devient de plus en plus ardente. Alors il y a plénitude, alors il y a liberté, alors le royaume de Dieu s’instaure en ce monde.

Qui donc voudrait, du fond d’une retraite, tourner en ridicule cette incessante consécration de soi, où l’humanité s’exprime magnifiquement dans l’action ? Qui donc penserait que nous trouverons l’union de Dieu et de l’homme en jouissant en secret de notre propre imagination, loin de ce temple à la grandeur de l’homme que toute l’humanité, à travers vents et marées, s’efforce au cours des âges d’élever jusqu’au ciel ? Qui verrait dans cette communion solitaire la plus haute forme de la religion ?

Ô sannyâsin, voyageur égaré, enivré par le vin de l’intoxication de soi, n’entends-tu pas déjà les pas de l’âme humaine qui s’avance sur la route à travers les prairies de notre l’humanité ? N’entends-tu pas rouler, dans un bruit de tonnerre, le char de ses triomphes, qui dépassera toutes les bornes mises à son expansion dans l’univers ? Les montagnes elles-mêmes s’entrouvrent devant ses étendards victorieux qui flottent dans l’azur. Comme la brume au soleil du matin, les obscurités confuses des choses matérielles s’évanouissent à son approche irrésistible. À chaque pas, la douleur, la maladie, le désordre reculent devant ses assauts ; les obstacles de l’ignorance sont écartés de la route ; les ténèbres de la cécité s’emplissent de lumière ; et voici que la terre promise de richesse et de vigueur, de poésie et d’art, de connaissance et de justice, se dévoile peu à peu à notre vue. Irez-vous dire, dans votre léthargie, que ce char de l’humanité, qui fait trembler la terre sous sa marche triomphale, tout au long du grand panorama de l’histoire, n’a pas d’aurige pour le conduire au succès ? Qui refuserait de répondre à l’appel et de se joindre à la glorieuse procession ? Qui serait assez sot pour fuir la foule joyeuse et Le chercher dans l’hébétude de l’inaction ? Qui serait assez plongé dans l’erreur pour oser prétendre que tout cela n’est pas vrai, ce vaste monde des hommes, cette civilisation de l’humanité en voie d’expansion, cet éternel effort que fait l’homme, par-delà des abîmes de la souffrance, les cimes de la joie, d’innombrables obstacles intérieurs et extérieurs, pour assurer la victoire à sa propre puissance ? Celui qui peut concevoir cette immensité de réalisations comme une vaste duperie peut-il véritablement croire en Dieu qui est vérité ? Celui qui croit arriver à Dieu en s’enfuyant du monde, où et quand pense-t-il donc Le rencontrer ? Jusqu’où pourra-t-il s’évader ? Peut-il se dérober interminablement, jusqu’à se réfugier dans le néant ? Non. Le poltron qui veut fuir ne pourra Le trouver nulle part. Il nous faut être assez braves pour pouvoir dire : « Nous L’atteignons ici même, et en cet instant. » Nous devons pouvoir nous assurer que, nous réalisant nous-mêmes dans nos actions, nous réalisons en nous-mêmes Celui qui est le Moi du moi. Nous devons conquérir le droit de l’affirmer sans hésitation en balayant par nos propres efforts toutes les obstructions, tous les désordres, toutes les discordes qui encombrent la voie de notre humanité ; nous devons pouvoir dire : « Dans mon travail est ma joie, et dans cette joie réside la joie de ma joie. »

Qui donc l’Upanishad appelle-t-elle « le premier parmi les connaisseurs de Brahman » ? Elle le définit comme « celui dont la joie est en Brahman, dont le jeu est en l’être actif ». La joie sans le jeu de la joie n’est pas de la joie, et le jeu sans activité n’est pas un jeu. L’activité est le jeu de la joie. Comment celui dont le jeu est en Brahman pourrait-il vivre dans l’inaction ? Ne doit-il pas par son activité fournir à la joie de Brahman de quoi prendre forme et se manifester ? C’est pourquoi celui qui connaît Brahman, qui a sa joie en Brahman, doit avoir aussi toute son activité en Brahman, qu’il mange ou qu’il boive, qu’il gagne sa vie ou qu’il fasse la charité. Tout comme la joie que prend le poète à son poème, l’artiste à son art, l’homme courageux à son acte de courage, le sage à sa compréhension des vérités, cherche toujours à s’exprimer dans les actions de celui qui l’éprouve, de même la joie du « connaisseur de Brahman » cherche à donner expression à l’infini dans la totalité de son travail quotidien, petit ou grand, dans la vérité, la beauté, l’ordre, la bienfaisance.

Brahman lui-même exprime sa joie de façon identique. « Par son activité multiforme, qui s’irradie dans toutes les directions, il pourvoit aux besoins inhérents de ses différentes créatures. » Ce besoin inhérent est lui-même, et ainsi il se donne de tant de façons différentes, sous tant de formes diverses. Il travaille, car comment pourrait-il se donner sans travailler ? Sa joie s’offre perpétuellement dans l’offrande qu’est sa création.

C’est en cela même que se reconnaît notre véritable signification, notre ressemblance avec notre père. Nous devons également faire l’offrande de nous-mêmes dans une activité multiple aux buts variés. Dans les Védas, on L’appelle « Celui qui Se donne, Celui qui donne la force ». Il ne Se contente pas de Se donner Lui-même, Il nous donne à nous aussi la force de nous donner nous-mêmes. C’est pourquoi le prophète de l’Upanishad prie en ces termes Celui qui pourvoit à tous nos besoins : « Puisse-t-il nous donner l’esprit bienfaisant », puisse-t-Il exaucer ce désir fondamental que nous avons en nous accordant l’esprit bienfaisant. C’est-à-dire : il ne suffit pas que Lui seul travaille pour satisfaire à nos besoins, il faut aussi qu’il nous donne le désir et la force de travailler avec Lui dans Son activité et dans l’exercice du bien. Ainsi en vérité notre union avec Lui sera parfaite.

L’« esprit bienfaisant » est ce qui nous fait voir dans le besoin (svârtha) qu’éprouve un autre moi le besoin inhérent (nihitârtha) à notre propre moi ; c’est ce qui montre que notre joie consiste à employer diversement nos multiples pouvoirs dans le grand œuvre de l’humanité. Lorsque nous travaillons sous la direction de cet « esprit bienfaisant », notre activité est réglée, mais ne devient pas mécanique ; c’est une action qui n’est pas entreprise sous l’aiguillon du besoin, mais qui est stimulée par la satisfaction de l’âme. Une telle activité cesse d’être une imitation aveugle de celle de la multitude, un lâche conformisme aux injonctions de la mode.