Là, nous commençons à voir qu’« Il est dans le commencement et dans la fin de l’univers », et aussi qu’il est la source et l’inspiration de notre propre travail, et son aboutissement, et que par conséquent toute notre activité est imprégnée de paix, de joie, de bien.

L’Upanishad nous dit : « La connaissance, la puissance et l’action sont de Sa nature. » C’est parce que la conscience de cela n’est pas encore devenue naturelle en nous que nous avons tendance à séparer la joie du travail. Notre jour de travail n’est pas un jour de joie – pour cela il nous faut un jour de congé. Misérables comme nous le sommes, nous ne pouvons pas trouver notre congé dans notre travail. Le fleuve pourtant trouve le sien dans sa course vers la mer, le feu dans son flamboiement, le parfum de la fleur dans sa diffusion alentour, mais notre travail quotidien ne représente pour nous aucun congé. C’est parce que nous ne nous laissons pas aller, parce que nous ne nous y donnons pas joyeusement et entièrement que notre travail nous écrase.

Ô Donneur de Toi-même ! En te voyant sous les traits de la joie, puissent nos âmes s’envoler ardentes vers Toi comme la flamme, couler vers Toi comme le fleuve, imprégner tout Ton être comme le parfum de la fleur ! Donne-nous la force d’aimer, d’aimer pleinement notre vie dans ses joies et ses chagrins, ses profits et ses pertes, ses ascensions et ses chutes ! Puissions-nous avoir la force de voir et d’entendre pleinement Ton univers, et d’y travailler de toute notre vigueur ! Vivons pleinement la vie que Tu nous as donnée, prenons bravement et donnons bravement ! Telle est la prière que nous T’adressons. Délogeons une fois pour toutes de notre pensée cette imagination débile qui ferait de Ta joie une chose isolée de l’action, émaciée, sans forme ni substance ! Partout où le paysan cultive le sol rebelle, Ta joie déborde dans les jeunes pousses de blé ; partout où l’homme fait reculer la forêt vierge, aplanit le sol rocailleux et se crée un foyer, Ta joie l’enveloppe d’ordre et de paix.

Ô Travailleur du monde ! Nous T’implorons de laisser l’irrésistible courant de Ton énergie universelle déferler comme l’impétueux vent du sud qui souffle au printemps. Qu’il balaie le vaste champ de la vie humaine ; qu’il apporte l’arôme et des fleurs et des bois, qu’il rende douce et musicale l’inertie desséchée de la vie de notre âme ! Puissent tous nos pouvoirs, éveillés à nouveau, appeler de leurs cris un épanouissement sans limite de feuilles et de fleurs et de fruits !

VII

La réalisation de la beauté

LES choses dans lesquelles nous ne trouvons pas de joie peuvent être pour nous un fardeau dont nous voulons nous décharger à tout prix ; elles peuvent aussi nous être utiles, et alors elles ont avec nous des rapports temporaires et incomplets, et nous sont à charge dès que leur utilité est épuisée ; elles peuvent aussi, telles des vagabonds errants, flâner quelques instants à l’orée de notre conscience, et s’en aller. Une chose ne nous appartient complètement que lorsqu’elle est pour nous une source de joie.

La plus grande partie du monde est pour nous comme si elle n’était pas, mais nous ne pouvons pas laisser se perpétuer cet état de choses, car il amoindrit notre moi. Le monde entier nous est donné ; le sens final de tous nos pouvoirs est dans notre foi que grâce à eux nous pourrons entrer en possession de notre patrimoine.

Quel rôle joue notre sens de la beauté dans ce processus de l’élargissement de notre conscience ? Est-il là pour séparer la vérité en ombres profondes et en lumières crues, et la révéler ainsi à nos yeux dans son impitoyable distinction de la laideur et de la beauté ? Dans ce cas, nous devrions admettre que ce sens de la beauté crée une dissension dans notre univers, qu’il barre d’une muraille la grande route qui conduit de chaque chose individuelle au tout.

Mais cela ne peut être vrai. Tant que notre réalisation est incomplète, il subsiste nécessairement une division entre le connu et l’inconnu, entre l’agréable et le déplaisant. Malgré les conclusions impérieuses de certains philosophes, l’homme n’accepte aucune limite arbitraire et absolue à l’univers qu’il peut connaître. Chaque jour sa science pénètre dans des régions portées jusqu’alors sur sa carte comme inexplorées ou inexplorables. Notre sens de la beauté est de même engagé dans une lutte pour étendre ses conquêtes. La vérité est partout, et par conséquent toute chose est l’objet de notre connaissance ; la beauté est omniprésente, et par conséquent toute chose est capable de nous donner de la joie.

Aux premiers temps de son histoire, l’homme considérait tout ce qu’il percevait comme des phénomènes de la vie. Sa science de la vie débuta par une discrimination radicale entre vie et non-vie. Mais à mesure qu’il avance, cette ligne de démarcation entre l’animé et l’inanimé devient de plus en plus imprécise. Au début de notre étude, ces frontières rigides sont commodes, mais elles s’effacent progressivement lorsque notre vision s’éclaire.

Les Upanishads ont proclamé que toutes choses sont créées et soutenues par la joie infinie. Pour faire nôtre ce principe de la création, nous devons commencer par séparer le beau du non-beau. Ensuite la perception de la beauté doit jaillir et nous secouer brutalement pour tirer notre conscience de sa léthargie primitive ; elle parvient à son but par la violence même des contrastes. C’est pourquoi, lors de notre première rencontre avec la beauté, nous la voyons dans ses oripeaux bariolés, qui nous frappent par leurs tons criards, leurs fanfreluches, et même leurs difformités. Mais quand nous apprenons à la mieux connaître, les dissonances apparentes se révèlent à nous comme des modulations rythmées. Au début, nous isolons la beauté de ce qui l’entoure, nous la détachons du reste, mais à la fin, nous comprenons son harmonie avec l’ensemble. Alors la musique de la beauté n’a plus besoin de nous exciter par de grands bruits ; elle renonce à la violence et fait appel à notre cœur avec cette grande vérité : les humbles hériteront la terre.

À une étape de notre croissance, à une certaine période de notre histoire, nous essayons d’instituer un culte spécial de la beauté, et de la ramener dans les limites d’un cercle étroit afin d’en faire un sujet d’orgueil pour quelques rares élus. Il en résulte chez ses thuriféraires de l’affection et de l’exagération, comme ce fut le cas pour les brahmanes pendant la décadence de la civilisation indienne, au moment où s’estompait la perception de la vérité supérieure et où les superstitions se répandaient sans frein.

Dans l’histoire de l’esthétique, il y a également un âge d’émancipation où il devient facile de reconnaître la beauté dans les choses grandes et petites, et où nous la voyons mieux dans l’harmonie modeste des objets de tous les jours que dans des objets frappants par leur singularité. C’est au point que nous devons passer par les étapes de la réaction, où, dans la représentation de la beauté, nous cherchons à éviter tout ce qui est agréable au premier abord et qui a reçu la sanction du goût conventionnel. Nous sommes alors tentés d’exagérer par défi la banalité des choses ordinaires, en les rendant ainsi agressivement exceptionnelles. Pour rétablir l’harmonie, nous créons les discordes qui sont une caractéristique de toutes les réactions. Nous voyons déjà de nos jours les signes de cette réaction esthétique ; elle prouve que l’homme a finalement appris que seule l’étroitesse de la perception divise brutalement en laideur et en beauté le champ de sa conscience esthétique. L’homme ne peut avoir la vraie vision de la beauté omniprésente que lorsqu’il est capable de voir les choses sans liaison avec son intérêt personnel ni avec les prétentions obstinées de ses appétits sensuels. Alors seulement il voit que ce qui est désagréable pour nous n’est pas nécessairement dépourvu de beauté, mais a sa beauté dans la vérité.

Lorsque nous disons que la beauté est partout, nous ne voulons pas dire qu’il faille rayer de notre langage le mot « laideur », tout comme il serait absurde de dire que le mot « faux » ne correspond à rien.