Il y a certainement fausseté, non dans le système de l’univers, mais dans notre faculté de compréhension, où elle constitue l’élément négatif. De même il y a laideur dans l’expression défigurée de la beauté qui provient dans notre vie et dans notre art d’une imparfaite réalisation de la vérité. Nous pouvons dans une certaine mesure insurger notre vie contre la loi de la vérité qui est en nous et qui est en tout ; de même nous pouvons faire naître la laideur en allant à l’encontre de l’éternelle loi d’harmonie qui est partout.
Par notre sens de la vérité, nous percevons la loi dans la création, et par notre sens de la beauté nous percevons l’harmonie dans l’univers. Lorsque nous reconnaissons la loi dans la nature, nous étendons notre domination sur les forces physiques et nous devenons puissants ; lorsque nous reconnaissons la loi dans notre nature morale, nous parvenons à la maîtrise du moi et nous devenons libres. De même, plus nous comprenons l’harmonie dans le monde physique et plus notre vie partage la joie de la création ; notre expression de la beauté dans l’art en devient plus véritablement catholique. Quand nous prenons conscience de l’harmonie dans notre âme, notre perception de la béatitude dans l’esprit du monde devient universelle, et l’expression de la beauté dans notre vie progresse vers l’infini, dans l’amour et dans la bonté. Tel est l’objet ultime de notre existence : nous devons toujours savoir que « la beauté est vérité, la vérité beauté » ; nous devons percevoir le monde entier dans l’amour, car l’amour lui donne naissance, le conserve et le reprend dans son sein. Il nous faut cette parfaite émancipation du cœur qui nous rend capables de nous tenir au centre intime des choses et de goûter à cette plénitude de joie désintéressée qui appartient à Brahman.
La musique est la forme la plus pure de l’art, et par conséquent l’expression la plus directe de la beauté. Sa forme et son esprit sont uniques et simples, et le moins encombrés d’éléments étrangers. Nous paraissons sentir que la manifestation de l’infini dans les formes limitées de la création est la musique même, silencieuse et visible. Le ciel nocturne, qui inlassablement répète les étoiles, est semblable à un enfant étonné par le mystère de ses premières paroles, qui murmure sans fin le même mot et l’écoute dans une joie intarissable. Sous le ciel pluvieux de juillet, lorsque l’obscurité épaisse recouvre les prairies, que la pluie persistante étend voile après voile sur le silence de la terre assoupie, le « toc, toc » lancinant des gouttes d’eau qui tombent semble être en vérité l’obscurité du son. La ligne épaisse et sombre des arbres estompés, les buissons épineux dans les prés nus, comme autant de nageuses aux chevelures défaites, l’odeur de l’herbe humide et du sol détrempé, le pinacle du temple au-dessus de la masse d’obscurité profonde qui cache les chaumières – tout semble autant de notes qui s’élèvent du cœur de la nuit, se perdent et se mêlent dans le son monotone de la pluie incessante qui remplit tout le ciel.
C’est pourquoi les vrais poètes, ceux qui sont prophètes, cherchent à représenter l’univers en termes de musique. Ils emploient rarement des symboles de peinture pour exprimer l’épanouissement des formes, la fusion infinie des lignes et des tons qui se déroulent à chaque instant sur la palette du ciel bleu.
Ils ont leurs raisons. Le peintre a besoin d’une toile, de pinceaux, de couleurs. La première touche qu’il applique est loin de donner toute son idée. Et lorsque l’œuvre est terminée, que l’artiste est parti, la peinture reste seule, comme une veuve ; les touches incessantes données avec amour par la main créatrice ont cessé.
Le chanteur au contraire a en lui tout ce qu’il lui faut. Les notes jaillissent de sa vie ; elles ne sont pas des matériaux importés de l’extérieur. Son idée et son expression sont comme frère et sœur ; souvent ils viennent au monde jumeaux. Dans la musique, le cœur se révèle immédiatement ; il n’est soumis à aucune restriction imposée par des éléments étrangers.
C’est pourquoi la musique nous donne à chaque pas la beauté de l’ensemble, bien qu’elle doive aussi se compléter, comme tous les autres arts. Comme moyen d’expression, les mots eux-mêmes sont des limitations, car leur sens doit être imaginé par la pensée. La musique au contraire ne doit jamais dépendre d’un sens apparent ; elle exprime ce que les mots ne pourront jamais dire.
Et qui plus est, la musique et le musicien sont inséparables. Lorsque le chanteur part, son chant meurt avec lui ; il est éternellement uni à la vie, à la joie de son maître.
Le chant cosmique n’est jamais un instant séparé du Chanteur. Il n’est pas composé de matériaux étrangers. C’est Sa joie elle-même qui prend forme sans cesse. C’est le grand cœur dont les battements font frémir le ciel.
Dans chaque accord de cette musique, il y a une perfection qui est la révélation de la plénitude dans l’incomplet. Aucune de ses notes n’est finale et pourtant chacune reflète l’infini.
Qu’importe si nous ne comprenons pas le sens exact de la grande harmonie ? N’est-ce pas comme l’archet qui touche une corde et en tire aussitôt toutes les sonorités ? C’est le langage de la beauté, c’est la caresse qui vient du cœur du monde et qui va droit à notre cœur.
La nuit dernière, dans le silence qui emplissait les ténèbres, j’étais seul et j’entendais la voix de Celui qui chante les mélodies éternelles. Quand je me suis endormi, j’avais en fermant les yeux cette dernière pensée : même pendant que je suis inconscient dans le sommeil, la danse de la vie continuera dans le champ silencieux de mon corps endormi, à la même cadence que là-haut les étoiles. Le cœur battra, le sang bondira dans les artères, et les millions d’atomes qui vivent dans mon corps vibreront en mesure avec la harpe qui frémit sous le doigt du grand Maître.
VIII
La réalisation de l’infini
LES Upanishads nous disent : « L’homme devient vrai si dans cette vie il peut se saisir de Dieu ; sinon c’est pour lui la plus grande des calamités. »
Quelle est donc la nature de cette « obtention » de Dieu ? Il est bien évident que l’infini n’est pas comme un objet entre beaucoup d’autres, que nous puissions cataloguer avec précision et conserver parmi nos possessions, pour l’utiliser comme un allié qui nous mettrait dans une situation privilégiée pour nos entreprises politiques, guerrières, financières ou sociales. Nous ne pouvons pas faire entrer notre Dieu dans la même catégorie que nos maisons de campagne, nos automobiles et nos comptes en banque, comme beaucoup de gens semblent vouloir le faire.
Nous devons essayer de comprendre le vrai caractère du désir qu’éprouve l’homme lorsque son âme a soif de Dieu.
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