Est-ce un simple désir d’ajouter quelque chose, si précieux que ce soit, à ce qu’il possède déjà ? Certainement pas ! Cette accumulation perpétuelle de réserves est d’ailleurs une tâche interminable et lassante. En fait, lorsque l’âme cherche Dieu, elle cherche à s’échapper définitivement de cette thésaurisation, de cette accumulation incessante qui ne finissent jamais. L’âme ne cherche pas un objet de plus, mais le nityo’ nityânâm, le permanent dans tout ce qui est impermanent, le rasânâm rasatamah, la joie suprême et durable qui unifie toutes les jouissances. Aussi lorsque les Upanishads nous enseignent à tout réaliser en Brahman, n’est-ce pas pour chercher quelque chose de plus, pour fabriquer quelque chose de nouveau ?

« Connais tout ce qui est dans l’univers comme enveloppé par Dieu. » « Jouis de tout ce qui est donné par Lui, et ne cultive pas dans ton cœur l’envie d’une richesse qui ne t’appartient pas. »

Lorsque vous savez que tout ce qui existe est empli de Lui, et que tout ce que vous avez est un don de Lui, vous réalisez l’infini dans le limité, et le Donneur dans Ses dons. Vous savez alors que tous les faits de la réalité ont leur seule signification dans la manifestation de la vérité unique ; toutes vos possessions ont désormais pour vous leur seule importance, non pas en elles-mêmes, mais dans les rapports qu’elles établissent avec l’infini.

On ne peut donc pas dire que nous trouvions Brahman comme nous trouvons d’autres objets. Il ne saurait être question de Le chercher en une chose de préférence à une autre, en un endroit plutôt qu’ailleurs. Nous n’avons pas besoin d’aller chez l’épicier pour acheter la lumière de l’aurore, il nous suffit d’ouvrir les yeux et nous la voyons. De même nous n’avons pas besoin de renoncer à nous-mêmes pour découvrir que Brahman est partout.

C’est pourquoi Bouddha nous enjoint de nous évader de la prison qu’est la vie de l’ego. S’il n’y avait pour la remplacer rien de plus positivement parfait et satisfaisant, cette injonction n’aurait absolument aucun sens. Nul homme ne saurait prendre au sérieux – et encore moins accueillir avec enthousiasme – le conseil de renoncer à tout ce qu’il possède pour ne rien recevoir en échange.

Aussi notre culte quotidien de la Divinité n’est-il pas en réalité un processus par lequel nous La conquérons progressivement, mais un effort journalier pour nous soumettre à Elle, pour écarter tous les obstacles à cette union, et pour développer la conscience que nous avons d’Elle dans la dévotion et le service, la bonté et l’amour.

Les Upanishads disent : « Perds-toi complètement en Brahman comme une flèche qui est entièrement entrée dans la cible. » Être ainsi conscient de se trouver absolument enveloppé en Brahman n’est pas un acte de simple concentration de l’esprit. Il faut que ce soit le but de la totalité de notre vie. Dans toutes nos pensées et dans toutes nos actions, nous devons avoir conscience de l’infini. Puisse la réalisation de cette vérité devenir plus facile chaque jour de notre vie ! « Nul ne pourrait vivre ou se mouvoir si l’énergie de la joie qui imprègne tout n’emplissait pas le ciel. » Ressentons dans toutes nos actions cette impulsion de l’énergie infinie et soyons joyeux.

On pourrait dire que l’infini est hors de notre atteinte et que par conséquent il est pour nous comme s’il n’existait pas. C’est exact si l’« atteinte » implique pour nous une notion quelconque de possession ; alors il faut admettre que l’infini est impossible à atteindre. Mais il faut nous souvenir que la plus haute jouissance pour l’homme ne consiste pas à posséder, mais à obtenir – ce qui est en même temps ne pas obtenir. Nos plaisirs physiques ne laissent aucune marge pour le non-réalisé. Comme le satellite refroidi de notre terre, ils n’ont guère d’atmosphère autour d’eux. Lorsque nous mangeons et que nous apaisons par là notre faim, c’est un acte complet de possession. Tant que l’appétit n’est pas assouvi, c’est un plaisir de manger, car notre jouissance touche alors à l’infini à tous les points. Mais lorsque nous arrivons à l’achèvement, ou en d’autres termes, lorsque notre désir de manger parvient à la fin de l’étape de sa non-réalisation, il atteint aussi la fin de son plaisir. Dans tous nos plaisirs intellectuels la marge est plus grande, la limite est plus éloignée. Dans tout amour plus profond, obtenir et ne pas obtenir vont toujours de pair. Dans l’un de nos poèmes lyriques vishnouïtes, l’amant dit à sa bien-aimée : « Je sens que je contemple depuis ma naissance la beauté de ta face, et pourtant mes yeux ont encore faim ; je sens que je te presse sur mon cœur depuis des millions d’années, et pourtant mon cœur n’est pas repu. »

Il est donc clair que c’est véritablement l’infini que nous cherchons dans nos plaisirs. Notre désir d’être riche n’est pas le désir de posséder telle ou telle somme d’argent, il est indéfini. Les plus fugitives de nos jouissances ne sont que des contacts éphémères avec l’éternel. La tragédie de la vie humaine provient de nos vaines tentatives pour repousser toujours plus loin les limites de choses qui ne pourront jamais devenir illimitées, pour atteindre l’infini en ajoutant naïvement de nouveaux échelons à l’échelle du limité.

Cela prouve que le vrai désir de notre âme est de passer au-delà de toutes les possessions. Entourée de choses qu’elle peut toucher et sentir, elle s’écrie : « Je suis lasse de toujours prendre ; où donc est Celui qu’on ne peut jamais prendre ? »

Partout dans l’histoire de l’homme, nous voyons que l’esprit de renonciation est la plus profonde réalité de l’âme humaine. Lorsque l’âme dit de quelque chose : « Je ne la veux pas, je suis au-dessus de cela », elle exprime la plus haute vérité qui soit en elle. Lorsqu’une fillette devient trop grande pour jouer à la poupée, lorsqu’elle comprend qu’elle est sous tous les rapports plus que sa poupée, elle la jette. Par l’acte même de la possession, nous savons que nous sommes plus grands que ce que nous possédons.