Or c’est une profonde misère que de rester lié à ce qui est moins que nous. C’est ce que ressentit Maitreyi lorsque son époux, au moment de partir de chez eux, lui donna tout ce qu’il possédait. Elle lui demanda : « Ces choses matérielles peuvent-elles m’aider à atteindre le Suprême ? » ou en d’autres termes : « Sont-elles pour moi plus que mon âme ? » Lorsque son mari lui répondit : « Elles te rendront riche en possessions matérielles », elle répliqua aussitôt : « Alors que vais-je en faire ? » C’est seulement quand l’homme comprend vraiment ce que sont ses possessions qu’il n’a plus sur elles aucune illusion ; il sait alors que son âme est bien au-dessus de ces choses, et il est libéré de leur esclavage. Ainsi l’homme réalise véritablement son âme en dépassant ce qu’il possède, et le progrès de l’homme sur la voie de la vie éternelle doit passer par toute une série de renoncements.
Le fait que nous ne pouvons pas posséder absolument l’Être infini n’est pas une vérité purement intellectuelle. Il faut en faire l’expérience, et cette expérience est béatitude. Lorsque l’oiseau s’envole vers le ciel, chaque battement de ses ailes lui enseigne que le ciel est illimité et que ses ailes ne pourront jamais le porter au-delà. Et c’est cela qui constitue sa joie. Dans la cage, le ciel est limité ; il peut y en avoir bien assez pour toutes les nécessités de la vie de l’oiseau, mais pas plus qu’il est nécessaire. L’oiseau ne peut être joyeux dans les frontières de la nécessité. Il doit sentir que ce qu’il a est incommensurablement plus qu’il ne peut jamais vouloir ou comprendre ; alors seulement il peut être heureux.
De même notre âme doit prendre son vol vers l’infini, et doit sentir à tout moment que sa joie suprême, sa liberté suprême résident dans la conscience de ne pouvoir arriver au bout de son accomplissement.
L’homme ne trouve pas le bonheur permanent en obtenant quoi que ce soit, mais en se donnant à ce qui est plus grand que lui, à des idées qui sont plus vastes que sa vie individuelle, à la notion de patrie, d’humanité, de Dieu. Ces idées lui facilitent la séparation d’avec ce qu’il possède, sans en excepter sa vie. Son existence est misérable et sordide jusqu’à ce qu’il trouve une belle idée qui puisse vraiment le réclamer tout entier, et le délier de tout attachement à ses possessions. Bouddha, Jésus et tous nos grands prophètes représentent de ces grandes idées. Ils nous offrent des occasions de tout abandonner. Lorsqu’ils nous présentent leur céleste sébile, nous ne pouvons faire autrement que donner, et nous trouvons qu’en ce don résident notre joie et notre libération les plus vraies, car dans toute la mesure où nous donnons, nous nous unissons avec l’infini.
L’homme n’est pas complet ; il lui reste à le devenir. Dans ce qu’il est, il est petit, et si nous pouvions croire qu’il doive rester ainsi pour toute l’éternité, nous trouverions là l’enfer le plus abominable que l’homme puisse imaginer. Dans ce qu’il sera, il est infini ; là sont sa délivrance et son paradis. Ce qu’il est est occupé à tout instant par ce qu’il peut obtenir et achever ; ce qu’il sera a soif de quelque chose de plus grand que ce qu’il pourra jamais avoir, et qu’il ne peut jamais perdre parce qu’il ne l’a jamais possédé.
Le pôle limité de notre existence a sa place dans le monde de la nécessité. L’homme s’y meut à la recherche d’aliments contre la faim et de vêtements contre le froid. Dans ces régions, dans les régions de la nature, sa fonction est d’obtenir des choses. L’homme « naturel » s’occupe d’accroître ses possessions.
Mais cette acquisition est partielle ; elle se limite aux nécessités de l’homme. Nous ne pouvons posséder une chose que dans la limite de nos besoins, tout comme un récipient ne peut contenir de l’eau que dans la limite de sa capacité, de son vide. Nos seuls rapports avec la nourriture sont dans l’alimentation, nos seuls rapports avec une maison sont dans l’habitation. Nous considérons que c’est un avantage lorsqu’une chose est uniquement adaptée à la satisfaction d’un de nos besoins. Ainsi obtenir est toujours obtenir partiellement, et il ne pourrait en être autrement. Cette soif d’acquérir appartient donc à notre être limité.
Au contraire, l’aspect de notre existence qui est orienté vers l’infini ne cherche pas la richesse, mais la liberté et la joie. Le règne de la nécessité ne va pas jusque-là ; notre fonction n’est plus d’acquérir, mais d’être. D’être quoi ? D’être un avec Brahman. Car le pays de l’infini est le pays de l’unité. C’est pourquoi les Upanishads disent : « Si l’homme se saisit de Dieu, il devient vrai. » Là il s’agit de devenir et non pas de posséder davantage.
1 comment