Les mots ne s’enflent pas lorsqu’on en comprend le sens ; ils deviennent vrais en ne faisant qu’un avec l’idée.
L’Occident a bien accepté pour maître Celui qui a courageusement proclamé son unité avec le Père et qui a enjoint à ses disciples d’être parfaits comme le Père est parfait, mais il n’a jamais pu se résigner à cette idée de notre unité avec l’Être infini. L’Occident répudie comme blasphème tout ce qui impliquerait que l’homme devient Dieu. Cette idée de la transcendance absolue n’est certainement pas ce que prêchait le Christ, ni peut-être la conception des mystiques chrétiens, mais il semble que ce soit l’idée la plus répandue dans l’Occident chrétien.
La plus haute sagesse de l’Orient soutient au contraire que le rôle de notre âme n’est pas de gagner Dieu, et de L’utiliser pour des fins matérielles quelconques. Nous ne pouvons aspirer qu’à une chose, c’est à devenir de plus en plus un avec Dieu. Dans le domaine de la nature qui est celui de la diversité, nous nous développons par des acquisitions ; dans le monde spirituel, qui est le pays de l’unité, nous grandissons en nous perdant, en nous unissant. Acquérir une chose, nous l’avons dit, est par nature même une opération incomplète et limitée à un besoin particulier ; mais être est complet ; être appartient à notre totalité, et n’a pas son origine dans une quelconque nécessité, mais dans notre affinité avec l’infini, qui est le principe de perfection que nous avons en notre âme.
Oui, il nous faut devenir Brahman. Nous ne devons pas avoir peur de l’admettre. Notre existence serait dépourvue de sens si nous ne pouvions espérer que nous réaliserons la plus haute perfection qui soit. Si nous avons un but que nous ne puissions jamais atteindre, ce n’est plus un but.
Peut-on dire alors qu’il n’y a pas de différence entre Brahman et notre âme individuelle ? Naturellement la différence saute aux yeux. Appelons-la illusion ou ignorance ou de tout autre nom, elle est là. On peut en donner des explications, mais ces explications ne la feront pas disparaître. Même l’illusion est vraie en tant qu’illusion.
Brahman est Brahman, il est l’idéal infini de la perfection. Mais nous ne sommes pas ce que nous sommes véritablement ; il nous reste toujours à devenir vrais, à devenir Brahman. Dans les rapports entre cet être et ce devenir, il y a le jeu éternel de l’amour ; et dans la profondeur de ce mystère est la source de toute la vérité et toute la beauté qui soutiennent la marche sans fin de la création.
Dans le chant du torrent qui bondit retentit la joyeuse assurance : « Je deviendrai la mer. » Et ce n’est pas une vaine supposition ; c’est la véritable humilité, car c’est la vérité. La rivière n’a pas le choix. Sur ses deux rives s’étalent des champs et des forêts, des villes et des villages ; elle peut leur être utile de diverses façons, les nettoyer, les nourrir, porter leurs produits, mais elle ne peut avoir avec eux que des relations incomplètes, et si longtemps qu’elle séjourne au milieu d’eux, elle en reste toujours distincte ; elle ne deviendra jamais une ville ni une forêt.
En revanche elle peut devenir la mer, et elle la devient. La petite masse d’eau qui se meut a ses affinités avec l’immense masse d’eau immuable de l’océan. Elle circule au milieu de mille objets différents, et son mouvement atteint sa finalité lorsqu’elle débouche dans la mer.
La rivière peut devenir la mer, mais elle ne pourra jamais faire que la mer soit une partie d’elle-même. Si par quelque concours de circonstances elle entoure une vaste étendue d’eau et prétend qu’elle a absorbé la mer, nous savons aussitôt que ce n’est pas vrai, et que le courant du fleuve cherche encore son repos dans le grand océan auquel il ne saurait assigner de limites.
De même notre âme peut seulement devenir Brahman comme le fleuve peut devenir la mer. Elle ne peut toucher tout le reste qu’en tel ou tel point de son cours, puis elle le quitte et continue sa course, mais elle ne peut jamais quitter Brahman ni passer au-delà. Une fois que notre âme est parvenue à son but ultime, qui est le repos en Brahman, tous ses mouvements acquièrent une raison d’être. C’est cet océan de l’infini repos qui donne un sens aux activités sans fin. C’est cette perfection de l’« être » qui donne à l’imperfection du « devenir » cette qualité de beauté qui trouve son expression dans la poésie, le drame et l’art.
Il faut qu’un poème soit animé par une idée complète. Chaque phrase du poème touche cette idée. Lorsque le lecteur saisit cette idée qui imprègne toute l’œuvre, sa lecture est pour lui pleine de joie. Chaque élément du poème prend une signification radieuse à la lumière de l’ensemble. Mais si le poème continue interminablement, sans jamais exprimer l’idée de l’ensemble, en apportant seulement des images sans lien, si belles soient-elles, il devient insipide et sans nul intérêt. Le progrès de notre âme est comme un poème parfait. Il renferme une idée infinie qui, une fois réalisée, donne à tous ses mouvements et le sens et la joie. Mais si nous détachons ses mouvements de cette idée ultime, si nous ne voyons pas le repos infini, mais seulement le mouvement infini, l’existence nous apparaît alors comme un mal monstrueux, qui se précipite impétueusement sans jamais connaître aucun but.
J’ai eu dans mon enfance un professeur qui nous faisait apprendre par cœur toute la grammaire sanskrite, écrite en symboles, sans nous expliquer le sens de ces symboles.
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