« Elle passe d’une famine à une autre, d’une difficulté à une autre, d’une crainte à une autre. »

Je ne pourrai jamais oublier une bribe de chanson que j’entendis une fois au point du jour, parmi le tohu-bohu d’une foule qui s’était assemblée la veille au soir pour une grande fête : « Batelier, conduis-moi jusqu’à l’autre rive ! »

Dans toute l’agitation de notre travail retentit cet appel : « Conduis-moi jusqu’à l’autre rive. » Dans l’Inde, le charretier qui conduit sa voiture chante : « Conduis-moi jusqu’à l’autre rive. » Le petit colporteur qui vend de l’épicerie à ses clients chante : « Conduis-moi jusqu’à l’autre rive. »

Que signifie cet appel ? Nous sentons que nous n’avons pas encore atteint notre but ; et nous savons que tous nos efforts et tout notre labeur ne nous y mèneront pas, ne nous donneront pas ce que nous cherchons. Comme un enfant qui ne veut plus de ses joujoux, notre cœur s’écrie : « Pas ceci, pas ceci ! » Mais qu’y a-t-il d’autre ? Où est l’autre rive ?

Est-ce autre chose que ce que nous avons ? Est-ce ailleurs qu’où nous sommes ? Est-ce nous reposer de tous nos travaux, être dégagés de toutes les responsabilités de la vie ?

Non, c’est au cœur même de notre activité que nous cherchons notre but. Nous appelons pour qu’on nous fasse traverser, là même où nous sommes. Aussi, lorsque nos lèvres prononcent leur prière pour qu’on nous fasse traverser, nos mains ne restent-elles jamais oisives.

En vérité, ô Océan de joie, en Toi cette rive et l’autre rive n’en font qu’une. Lorsque je dis celle-ci mienne, l’autre me devient étrangère ; et quand je perds le sens de cette plénitude qui est en moi, mon cœur inlassablement appelle l’autre rive. Tout ceci que je possède, et tout cela qui est autre attendent d’être entièrement réconciliés en Ton amour.

Ce « je » qui est mien travaille péniblement jour et nuit pour trouver un foyer qu’il sait être le sien. Hélas ses souffrances ne connaîtront pas de fin tant qu’il ne pourra pas appeler ce foyer Tien. Jusqu’alors il continuera de se débattre, et son cœur appellera toujours : « Passeur, conduis-moi sur l’autre rive ! » Dès que ma maison sera devenue Tienne, elle sera portée sur l’autre rive, malgré l’enserrement de ses vieilles murailles. Ce « je » est sans repos. Il travaille pour un gain qu’il ne pourra jamais assimiler avec son esprit, qu’il ne pourra jamais saisir et conserver. Dans ses efforts pour enfermer entre ses bras ce qui est pour tous, il blesse autrui, il est blessé à son tour, et il s’écrie : « Conduis-moi sur l’autre rive ! » Mais dès qu’il pourra dire : « Tout mon travail est Tien », tout demeurera pareil, mais sera sur l’autre rive.

Où pourrais-je Te trouver sinon dans ma maison devenue Tienne ? Où pourrais-je me joindre à Toi sinon dans mon travail transformé en Ton travail ? Si je quitte ma maison, je n’atteindrai pas Ta maison ; si je cesse mon travail, je ne pourrai jamais Te rejoindre en Ton travail. Car Tu habites en moi, et moi en Toi. Toi sans moi, ou moi sans Toi ne sommes rien.

C’est pourquoi la prière s’élève dans notre maison, dans notre travail : « Conduis-moi sur l’autre rive ! » Car ici déferle la mer, et ici même est l’autre rive, qui attend que nous y parvenions. Oui, c’est ici qu’est cet éternel présent ; il n’est pas lointain, il n’est nulle part ailleurs.

Sectes et spiritualité1

Mes chers amis,

 

Lorsqu’on m’a demandé de prendre la parole devant cette assemblée distinguée, j’ai naturellement beaucoup hésité, car je ne sais pas si l’on peut me considérer comme religieux au sens habituel du terme. Je ne revendique en effet aucune conception particulière de Dieu approuvée par une institution vénérable. Si néanmoins j’ai accepté cet honneur, c’est uniquement par respect pour le grand saint dont nous célébrons aujourd’hui la mémoire. Je vénère Paramahamsa Deva parce que, pendant une époque aride de nihilisme religieux, il a prouvé vrai notre héritage spirituel en le réalisant ; je le vénère aussi parce que son esprit ouvert pouvait apparemment embrasser des modes contradictoires de sâdhanâ ; je le vénère enfin parce que son âme candide fera toujours rougir érudits et pédants pompeux et pontifiants.

Je n’ai rien de nouveau à vous dire, je n’ai aucune vérité ésotérique à vous révéler. Je ne suis qu’un poète, un amoureux des hommes et de la nature. Mais puisque l’amour confère une certaine perspicacité, j’ai peut-être parfois surpris la voix assourdie de l’humanité, parfois senti son aspiration, refoulée, vers l’infini. J’espère ne pas être de ceux qui, nés dans une prison, n’ont pas la chance de s’en rendre compte et dans leur naïveté ne se doutent pas que leur mobilier luxueux et tout le confort dont ils sont entourés enferment entre des murs invisibles un palais de vanité et leur ôtent non seulement leur liberté, mais jusqu’au désir d’être libres.

Ce qui détermine notre degré de liberté, c’est notre réalisation de l’Infini, soit dans le monde extérieur, soit dans notre vie intérieure. Nous pouvons, dans une pièce exiguë, disposer de tout l’espace indispensable pour vivre et pour faire jouer nos muscles ; la chère peut y être abondante, et même somptueuse ; et, malgré tout, notre aspiration innée pour ce que nous pouvons appeler le « plus », l’irréalisé, peut rester inassouvie – si elle n’a pas été étouffée. Nous sommes alors privés de l’Infini, qui est liberté de mouvement, tant dans le monde extérieur que dans celui, toujours changeant, de notre expérience.

Mais cet Infini se révèle plus profondément, plus intimement dans une intensité de conscience que nous pouvons seulement atteindre lorsque nous parvenons à la valeur ultime dans quelque idéal de perfection, lorsqu’en réalisant quelque fait de notre vie nous prenons conscience d’une vérité indéfinissable qui la dépasse immensément. Dans notre nature humaine, nous avons faim de bhûmâ, d’immensité de quelque chose de bien plus vaste que ce qui nous est immédiatement nécessaire pour les fins de l’existence. Tout au long de leur histoire, les hommes ont lutté pour réaliser cette vérité selon le déploiement de l’idée qu’ils se faisaient de l’illimité ; d’étape en étape ils ont modifié les méthodes et le plan de leur vie, ils se sont constamment heurtés à des échecs, mais ils ne se sont jamais avoués définitivement vaincus.

Nous voyons que l’animal évolue conformément aux lois de son espèce. Il a sa vie individuelle, qui prend fin avec sa mort ; mais même en lui il y a un attouchement de l’Infini, qui le pousse à se survivre à lui-même dans la vie de l’espèce, et à accepter pour elle souffrances et sacrifices. L’esprit de sacrifice chez les parents est ce toucher de l’Infini, le pouvoir moteur qui rend possible la vie de l’espèce, ce qui aide à développer en eux les facultés grâce auxquelles leurs descendants sauront mieux se nourrir et s’abriter.

Chez les humains s’est développé en outre un sens de l’Infini qui va bien au-delà de la lutte pour la vie physique, située uniquement dans le temps et l’espace. L’homme s’est rendu compte qu’une vie de perfection n’est pas seulement une vie d’extension, mais une vie qui jouit sans égoïsme du beau et du vaste.

Lorsque nous avons acquis ce sens du beau, du bien, de quelque chose que nous appelons vérité – et cela est plus ample et plus profond que tout assemblage de faits – nous sommes entrés dans une atmosphère tout à fait différente de celle où se placent les animaux et les plantes. Mais nous n’avons pénétré dans ce domaine supérieur que tout récemment.

De nombreux millénaires se sont succédé, dominés par la vie de l’ego qui est toujours préoccupé de manger, de trouver un abri, de perpétuer la race. Il y a pourtant une région mystérieuse qui attend que nous la reconnaissions pleinement, où l’on n’est pas entièrement tourné vers les besoins physiques. Son mystère nous inquiète sans cesse, et nous ne nous y sentons pas encore pleinement à notre aise.