Nous l’appelons « le spirituel ». Le terme est vague – mais seulement parce que jusqu’ici nous n’avons pas pu en comprendre pleinement le sens.

Nous tâtonnons dans les ténèbres, nous n’avons pas encore une idée claire de la signification finale, centrale de ce monde. Néanmoins, dans le jour falot qui nous parvient à travers les barreaux de notre existence physique, nous semblons avoir une plus grande foi dans cette vie spirituelle que dans la vie matérielle. Même ceux qui ne croient pas à une vérité que nous sommes incapables de définir, et que nous appelons esprit, même eux doivent se comporter comme s’ils la croyaient vraie, ou tout au moins plus vraie que le monde qui s’offre à nos sens. Et c’est pourquoi même eux sont souvent disposés à affronter la mort – la cessation de cette vie physique – pour l’amour du vrai, du bon et du beau. C’est là une preuve de l’aspiration profonde que l’homme éprouve pour la liberté, pour la libération de lui-même dans le domaine de l’illimité, lorsqu’il perçoit ses rapports avec cette vérité qui le relie à l’univers dans un esprit d’amour désintéressé.

Lorsque Bouddha a prêché maitrî, l’harmonie dans les rapports, non seulement avec les autres humains, mais avec toute la création, n’avait-il pas présente à l’esprit cette vérité que notre attitude envers le monde est fausse lorsque nous le traitons uniquement comme un fait connaissable et utilisable pour nos besoins personnels ? Ne sentait-il pas que seul l’amour peut nous faire comprendre le vrai sens de la création parce que celle-ci est une éternelle expression d’amour et que c’est à notre âme libérée des chaînes de l’ego de lui donner la réponse qu’elle attend ? Cette libération ne saurait avoir un caractère négatif, car l’amour ne peut conduire à la négation. La liberté parfaite est une parfaite harmonie dans les rapports, et non pas une simple rupture de toutes les entraves. Lorsque la liberté ne possède rien qu’elle-même, elle n’a pas de contenu et par conséquent pas de sens. L’émancipation de l’âme réside dans la pleine réalisation de ses rapports avec la vérité centrale de tout ce qui est ; et cela est impossible à définir parce que cela vient à la fin de toutes les définitions.

Le caractère distinctif du matérialisme, c’est que son expression extérieure est mesurable ou, ce qui revient au même, que des bornes le délimitent. Et la plupart des conflits, civils et criminels, qui ont fait rage dans l’histoire de l’humanité, ont porté sur ces bornes. Pour étendre son propre domaine, il faut empiéter sur celui du voisin. Et puisque l’orgueil de la Puissance est un orgueil de Quantité qui se glorifie du nombre de ses thuriféraires et de celui de ses victimes, le plus puissant télescope, braqué sur la Puissance, est impuissant à nous faire discerner un rivage de paix par-delà l’océan de sang.

Telle est la tragédie qui si souvent s’attache à notre histoire lorsque cet amour du pouvoir, c’est-à-dire en réalité de l’ego, domine aussi la vie religieuse, car alors l’unique chose qui pourrait permettre à l’homme de libérer son esprit devient elle-même le pire ennemi de cette liberté. De toutes les chaînes, celles qui se parent d’étiquettes spirituelles sont les plus difficiles à rompre, et de tous les cachots, les plus terribles sont ceux, invisibles, où l’âme humaine est enfermée par l’illusion sur soi-même que fait naître la vanité. Lorsque l’ego cherche ouvertement à satisfaire ses désirs, il y a dans cette franchise une certaine sécurité, comme lorsque la saleté est exposée au vent et au soleil. Tandis que l’exaltation de soi (avec pour conséquence la frustration de ce qu’il y a de meilleur en l’homme) qui se poursuit éhontément lorsque la religion s’aveulit en sectarisme est une forme perverse d’attachement aux plaisirs du monde, sous le masque de la religion ; elle étrangle le cœur bien plus efficacement que ne pourra jamais le faire le culte du monde sur la base des intérêts matériels.

Je voudrais essayer de répondre à la question : Qu’est donc cet Esprit pour la conquête duquel ont pris naissance toutes les grandes religions ?

Le ciel vespéral se révèle à nous dans son aspect de sereine beauté même si nous savons que les étoiles en sont des tourbillons de feu qui se brisent chaotiquement les uns contre les autres en des chocs furieux et implacables. Mais îshâ vâsyamidam sarvam, « au Seigneur tout ceci qui est ». En tout cela et par-dessus tout cela plane un mystérieux esprit d’harmonie, qui constamment module les éléments rebelles en une créatrice unité, faisant surgir paix et beauté ineffables de ces corps-à-corps incohérents où, dans un tumulte de fin du monde, chacun cherche sans fin à éliminer son prochain.

Et cette vaste harmonie, cet éternel Oui, est la Vérité qui enjambe les sombres précipices de l’espace et du temps, qui résout les contradictions, qui imprime à l’instable un parfait équilibre. Ce mystère qui tout imprègne est dans son essence ce que nous appelons le spirituel. Et c’est l’aspect humain de cette vérité que tous les plus grands hommes ont fait leur dans leur propre vie et ont donné à leurs semblables, au nom de diverses religions, comme moyens de paix et de bonne volonté, véhicules de beauté dans le comportement, d’héroïsme dans le caractère, de noble aspiration et de noble réalisation dans toutes les grandes civilisations.

Mais lorsque ces mêmes religions s’éloignent de leurs sources sacrées, elles perdent leur vigueur dynamique originelle, elles dégénèrent en une arrogance de piété, en un vide total qu’encombrent des habitudes irrationnelles et des pratiques devenues mécaniques. Leur inspiration spirituelle est alors obnubilée dans un sectarisme bourbeux, et elles constituent l’écran qui assombrit le plus obstinément notre vision de l’unité humaine ; de leurs déchets et leurs ordures elles font des amas de déraison qui obstruent notre route vers le progrès – jusqu’à ce que finalement la vie civilisée doive dégager l’éducation des anneaux dont l’enserrent et l’étouffent les croyances religieuses. Ces aberrations fratricides, qui se donnent pour excellence spirituelle, ont plus discrédité le Nom sacré de Dieu, qu’elles prétendent glorifier, que n’aurait jamais pu le faire un athéisme loyalement agressif.

La raison en est que le sectarisme, tel un parasite vorace, se nourrit de la religion dont il revêt l’apparence, et la vide si bien qu’on ne s’aperçoit pas qu’elle est morte. Il habite la carcasse décharnée, et en fait une forteresse où se retranchent son instinct combatif démoniaque, sa vanité pieuse, son mépris violent pour le credo du voisin. Lorsqu’on leur reproche de traiter leurs frères avec une iniquité qui est pour l’humanité une insulte grossière et une profonde blessure, les adeptes sectaires d’une religion s’efforcent aussitôt de détourner l’attention en citant avec volubilité de nobles textes pris dans leurs Écritures sacrées, textes qui prêchent l’amour, la justice, la bonté, la divinité immanente en l’homme – et ils sont comiquement inconscients du fait que ces textes sont la condamnation la plus impitoyable de leur attitude ! En se faisant ainsi les défenseurs de leur religion, ils la laissent envahir à la fois par un matérialisme physique qui attribue une valeur éternelle à des pratiques extérieures, souvent de caractère fort primitif, et par un matérialisme moral qui revendique une sanction sacrée pour des formes de culte rigidement délimitées par des privilèges spéciaux accidentels dépourvus de toute justification morale. Un tel avilissement n’est pas le propre d’une religion particulière ; on le trouve plus ou moins dans toutes les Églises, dont les activités impies sont écrites avec le sang du prochain et portent le sceau des indignités accumulées.

Pendant toute l’histoire de l’humanité, il est apparu avec une évidence tragique que les religions, qui ont pour mission de libérer l’âme, ont toujours, sous une forme ou une autre, mis des entraves à la liberté d’esprit et même aux droits d’ordre moral. La profanation de la vérité par des mains indignes – de cette vérité qui devrait élever l’humanité, moralement et matériellement, au-dessus de la pénombre de l’animalité – s’accompagne en outre de châtiments exemplaires. Et nous voyons ainsi que la perversité religieuse fait plus pour aveugler la raison et émousser la sensibilité morale que toute autre faiblesse de notre éducation. Tout comme la vérité représentée par la science nous menace d’annihilation lorsqu’elle est employée à d’ignobles trafics. La plus attristante expérience de l’homme a été de voir ainsi violenter les plus nobles produits de la civilisation, de voir les défenseurs de la religion bénir la main de fer avec laquelle le pouvoir temporel égorge en masse les humains et rive les fers des esclaves, de voir aussi la science s’associer à ce même pouvoir dans sa course meurtrière et son exploitation impitoyable.

Quand nous en arrivons à croire que nous possédons notre Dieu parce que nous appartenons à telle ou telle secte, nous sommes parfaitement aises de penser que Dieu sert uniquement à nous permettre d’assommer avec plus de componction les gens qui, pour leur bien ou pour leur mal, se font de Lui une idée différant de la nôtre sur quelques détails théoriques. Ayant ainsi pourvu à notre Dieu dans quelque Champs-Élysées de credo, nous nous sentons libres de nous réserver à nous-mêmes tout l’espace dans le monde de la réalité, et nous débarrassons ce monde du merveilleux de l’Infini, en en faisant quelque chose d’aussi trivial que le reste de notre mobilier. Une vulgarité aussi entière ne devient possible que si dans notre esprit nous ne doutons plus de croire en Dieu, tandis que dans notre vie nous Le négligeons totalement.

Le pieux sectaire est fier parce qu’il se sent le droit de posséder Dieu.