Comparé avec lui, le reste du monde est irréel. Ainsi, afin d’être pleinement conscient de la réalité de tout, l’homme doit lui-même être libéré des chaînes du désir personnel. Il faut nous soumettre à cette discipline pour nous préparer à accomplir notre devoir social : partager le fardeau de notre prochain. Tout effort pour atteindre une vie plus large exige que l’homme « reçoive en donnant, et ne convoite pas ». Ainsi, développer progressivement la conscience de son unité avec toutes choses est le but vers lequel tend l’effort de l’humanité.

Dans l’Inde, l’infini n’était pas une élucubration fragile et vide de sens. Nos rishis ont affirmé avec emphase : « Le connaître dans cette vie est être vrai ; ne pas Le connaître dans cette vie est la désolation de la mort. » Comment donc Le connaître ? « En Le réalisant en chacun et en tous. » Non seulement dans la nature, mais dans la famille, dans la société et dans l’État, plus nous réalisons la Conscience cosmique en tous, et mieux cela vaut pour nous. Faute de la réaliser, nous nous dirigeons vers la destruction.

Je ressens une profonde joie et un grand espoir dans l’avenir de l’humanité lorsque je me rends compte qu’il fut un temps, jadis, où nos poètes-prophètes, sous le soleil généreux du firmament indien, ont salué le monde de l’accueil chaleureux qu’on réserve à un frère. Ce n’était pas une hallucination anthropomorphique. Ils ne voyaient pas l’homme réfléchi partout dans des images grotesquement grossies, jouant son drame sur une échelle gigantesque dans l’arène de la nature où se pourchassent les ombres et les lumières. C’était pour eux, au contraire, outrepasser les barrières qui limitent l’individu, devenir plus que l’homme, devenir un avec le Tout. Ce n’était pas s’adonner à un simple jeu de l’imagination, c’était libérer la conscience de toutes les mystifications et exagérations de l’ego. Ces anciens prophètes sentaient dans les sereines profondeurs de leur esprit que la même énergie qui vibre se répand dans les formes sans fin de l’univers, se manifeste également comme conscience dans notre être intérieur, et que cette unité est ininterrompue. Pour eux il n’y avait aucune zone d’ombre dans leur vision lumineuse de la perfection. Ils n’admirent jamais que même la mort pût creuser un abîme dans le champ de la réalité. Ils disaient : « Il Se reflète dans la mort aussi bien que dans l’immortalité. » Ils ne reconnaissaient aucune contradiction essentielle entre la vie et la mort, et disaient avec une assurance absolue : « C’est la vie qui est la mort. » Ils saluaient avec la même heureuse sérénité « la vie dans son aspect d’apparition et dans son aspect de départ ». « Ce qui est passé est caché dans la vie, et aussi ce qui est à venir. » Ils savaient qu’apparition et disparition n’existent qu’à la surface, comme des vagues sur la mer, et que la vie, qui est permanente, ne connaît ni déchéance, ni diminution.

« Toutes choses ont jailli de la vie immortelle et sont frémissantes de vie », car « la vie est immense ».

Tel est le noble héritage légué par nos ancêtres, et cet idéal de la suprême liberté de conscience attend que nous le revendiquions comme nôtre. Il n’est pas uniquement intellectuel ou émotif ; il a une base éthique et doit se traduire en action. Il est dit dans l’Upanishad : « L’Être suprême imprègne tout, et par conséquent Il est le bien inné en tout. » Être véritablement uni avec tout dans la connaissance, l’amour et le service, et réaliser ainsi son Moi dans le Dieu omniprésent est l’essence même du bien. Et c’est la clé de voûte de l’enseignement upanishadique : « La vie est immense. »

II

La conscience de l’âme

L’INDE ancienne, nous l’avons vu, aspirait à vivre, se mouvoir et trouver sa joie en Brahman, esprit omniconscient et omniprésent, en étendant sur l’univers entier le champ de sa conscience. On pourrait soutenir que c’est là une tâche au-delà des forces de l’homme. Si cette extension de la conscience doit se faire extérieurement, elle n’aura jamais de fin. C’est comme si l’on voulait vider l’océan avec une cuillère pour le traverser ensuite à pied sec. Si l’on cherche dès le début à tout réaliser, on finit par n’avoir rien réalisé du tout.

En réalité, cela n’est pas aussi absurde qu’on pourrait le croire. L’homme doit chaque jour résoudre ce problème d’agrandir le domaine de sa vie et d’ajuster ses fardeaux. Ceux-ci sont complexes et trop nombreux même pour qu’il puisse les porter, mais il sait qu’en agissant méthodiquement il peut en alléger la charge. Quand ils sont trop compliqués et trop difficiles à manier, l’homme en connaît la raison : il n’a pas su trouver le système qui aurait tout mis en place et bien réparti le poids à porter. La recherche de ce système est en réalité celle de l’unité, de la synthèse ; c’est notre effort pour mettre de l’harmonie, grâce à une adaptation intérieure, dans la complexité hétérogène des matériaux extérieurs. En nous y efforçant, nous nous rendons progressivement compte que trouver l’Unique est posséder le Tout. C’est là en vérité notre plus haut, notre sublime privilège. Il repose sur la loi de cette unité qui est, pourvu que nous le sachions, notre force immuable. Son principe vivant est la force qui réside dans la vérité – la vérité de cette unité qui embrasse la multiplicité.