Les faits sont multiples, mais la vérité est une. L’intelligence animale comprend les faits, l’esprit humain est capable de saisir la vérité. La pomme tombe de l’arbre et la pluie descend sur la terre, mais on peut s’encombrer la mémoire de tous ces faits sans jamais aboutir. Par contre, une fois que l’on a compris la loi de la gravitation, on n’est plus soumis à la nécessité de collectionner des faits à l’infini ; on est parvenu à une vérité qui régit des faits innombrables. La découverte d’une vérité est pour l’homme une pure joie, c’est une libération pour son esprit. Un simple fait est en effet comme une impasse, ne conduit qu’à lui-même et à rien au-delà, tandis qu’une vérité ouvre un vaste horizon et nous conduit vers l’infini. C’est pourquoi une vérité générale simple, découverte par exemple en biologie par un homme tel que Darwin, ne se limite pas à son propre objet, mais illumine toute une région de la pensée et de la vie humaines et va bien au-delà de son but primitif, telle une lampe qui projette sa lumière beaucoup plus loin encore que ce qu’elle devait éclairer. Nous constatons ainsi que la vérité, tout en englobant tous les faits, n’est pas un simple agrégat de faits ; elle les dépasse de tous les côtés et nous indique la réalité infinie.

Dans le domaine de la conscience comme dans celui de la connaissance, l’homme doit réaliser clairement une vérité centrale qui lui ouvre une vision sur le champ le plus vaste possible. C’est là ce qu’a en vue l’Upanishad quand elle nous dit : « Connais l’âme qui est tienne. » En d’autres termes : réalise le grand principe unique de l’unité qui est en tous les hommes.

Toutes nos impulsions égoïstes, tous nos désirs personnels obscurcissent notre vraie vision de l’âme, car ils n’indiquent que notre propre ego mesquin. Lorsque nous sommes conscients de notre âme, nous percevons l’être intérieur qui outrepasse notre ego et qui a ses plus profondes affinités avec le Tout.

Les enfants, lorsqu’ils commencent d’apprendre l’alphabet, n’y prennent aucun plaisir parce qu’ils ne voient pas le véritable but de la leçon. Et en fait, tant que les lettres isolées réclament pour elles seules toute notre attention, elles nous fatiguent. Elles ne deviennent pour nous une source de joie que lorsqu’elles se groupent en mots et en phrases et transmettent une idée.

De même, notre âme, séparée et isolée dans les étroites limites de l’ego, perd sa signification ; car son essence même est unité. Elle ne peut dévoiler sa vérité qu’en s’unifiant avec d’autres – et c’est alors seulement qu’elle connaît sa joie. L’homme a vécu dans le trouble et la crainte jusqu’à ce qu’il découvrît l’uniformité de la loi dans la nature ; jusqu’alors le monde lui était étranger. Or la loi découverte est uniquement la perception de l’harmonie entre la raison, qui est l’âme de l’homme, et le jeu de la nature. C’est le lien par lequel l’homme est uni au monde dans lequel il vit. Quand il le découvre, l’homme éprouve une joie intense, car il se réalise alors dans son milieu. Comprendre quoi que ce soit, c’est y trouver quelque chose qui nous appartient, et c’est la découverte de nous-mêmes au-dehors de nous qui nous rend joyeux.

Toutefois ce rapport de compréhension n’est que partiel, tandis que le rapport d’amour est total. Dans l’amour, le sens même de la différence disparaît et l’âme humaine accomplit son objet dans la perfection, dépassant ses propres frontières et traversant le seuil de l’infini. C’est pourquoi l’amour est le plus grand bonheur que l’homme puisse atteindre ; par lui seulement l’homme sait en vérité qu’il est plus que lui-même, qu’il ne fait qu’un avec le Tout.

Ce principe d’unité que l’homme a dans son âme est toujours actif ; il établit des relations vastes et lointaines par la littérature, l’art, la science, la société, la politique, la religion. Nos grands Révélateurs sont ceux qui rendent manifeste la véritable signification de l’âme en renonçant à l’ego par amour de l’humanité. Ils affrontent la calomnie et la persécution, les privations et la mort dans leur service d’amour. Ils vivent la vie de l’âme, non la vie de l’ego, et ils nous démontrent ainsi l’ultime vérité de l’humanité. Nous les appelons mahâtmas, « les hommes à la grande âme ».

Il est dit dans une des Upanishads : « Tu n’aimes pas ton fils parce que tu es attiré vers lui ; tu aimes ton fils parce que tu es attiré vers ta propre âme. » Ce verset signifie que lorsque nous aimons qui que ce soit, nous trouvons en lui notre âme au sens le plus élevé. Et là se trouve la vérité finale de notre existence. Paramâtman, l’âme suprême, est en moi aussi bien qu’en mon fils, et la joie que je trouve en mon fils est la réalisation de cette vérité. C’est devenu un lieu commun – sur lequel il est pourtant merveilleux de réfléchir – que les joies et les chagrins de ceux que nous aimons sont pour nous joies et chagrins, et plus encore. Pourquoi ? Parce qu’en eux nous sommes devenus plus vastes, nous avons atteint cette grande vérité qui embrasse tout l’univers.

Il arrive très souvent que notre amour pour nos enfants, nos amis, d’autres encore que nous aimons, soit une entrave à une plus vaste réalisation de notre âme. Cet amour élargit sans doute l’horizon de notre conscience, et pourtant met un frein à sa libre expansion. Malgré tout, il est le premier pas, et c’est dans ce premier pas que réside tout le miracle.