Il nous montre la vraie nature de notre âme. Par lui nous savons avec certitude que notre plus grande joie consiste à perdre notre moi égoïste et à nous unir avec d’autres. Cet amour nous confère une nouvelle puissance, une nouvelle pénétration et une beauté de l’esprit dans la limite des frontières que nous traçons autour de lui, mais il cesse d’agir ainsi lorsque ces frontières perdent leur élasticité et constituent un obstacle à l’esprit de l’amour ; alors nos amitiés deviennent jalouses, nos familles égoïstes et inhospitalières, nos pays insulaires, agressifs et hostiles aux autres races. C’est comme si l’on mettait une lampe allumée dans un vase clos ; elle y éclaire brillamment jusqu’à ce que les gaz de combustion s’accumulent et étouffent la flamme. Néanmoins, la lampe aura prouvé sa vérité avant de mourir et fait connaître la joie qu’on éprouve à se dégager des ténèbres aveugles, vides et glacées.
D’après les Upanishads, la clef de la conscience cosmique, de la conscience de Dieu, est dans la conscience de l’âme. Connaître notre âme autrement que dans l’ego est le premier pas vers la réalisation de la délivrance suprême. Il nous faut savoir avec une certitude absolue qu’en essence nous sommes esprit. Et nous pouvons y arriver en nous rendant maîtres du moi, en nous élevant au-dessus de tout orgueil, de tout appétit, de toute crainte, en sachant que les pertes matérielles et la mort physique ne peuvent rien nous enlever de la vérité et de la grandeur de notre âme. Lorsqu’il brise l’isolement égocentrique de son œuf, le poussin sait que la dure coquille qui l’a si longtemps enveloppé ne faisait pas véritablement partie de sa vie. La coquille est une chose morte qui ne se développe pas, qui ne permet absolument aucun aperçu du vaste univers au-dehors d’elle. Si confortablement parfaite et arrondie qu’elle soit, il faut la frapper et la briser pour gagner la liberté de l’air et de la lumière, et réaliser ce qui est pour l’oiseau le but total de la vie. En sanskrit, on appelle l’oiseau « deux fois né ». Et c’est le nom qu’on donne aussi à l’homme qui s’est soumis pendant au moins douze ans de suite à la discipline de la maîtrise de soi et de la noble pensée, qui en est sorti avec des besoins simples, avec le cœur pur, et prêt à se charger de toutes les responsabilités de la vie dans un esprit large et désintéressé. On estime que cet homme est né à nouveau de l’enveloppement aveugle de l’ego dans la liberté de la vie de l’âme, qu’il est entré en rapports vivants avec son milieu, qu’il est devenu un avec le Tout.
J’ai déjà mis en garde mes lecteurs – et je dois le faire encore – contre cette idée que les Maîtres de l’Inde ont prêché une renonciation au monde et au moi qui conduit uniquement à la vacuité de la négation. Leur but fut au contraire la réalisation de l’âme ou, en d’autres termes, l’obtention du monde dans la vérité parfaite. C’est ce qu’entendait Jésus lorsqu’il disait : « Heureux ceux qui sont humbles en esprit, car ils hériteront la terre. » Il proclamait cette vérité que l’homme reçoit son légitime héritage uniquement lorsqu’il s’est débarrassé de l’orgueil du moi. Il n’a plus alors à lutter pour défendre sa situation dans le monde ; celle-ci lui est assurée partout par les droits immortels de son âme. L’orgueil du moi vient entraver la fonction normale de l’âme, qui est de se réaliser en rendant parfaite son union avec le monde et avec le Dieu du monde.
Dans son sermon à Sâdhu Simha, Bouddha disait : « Il est vrai, ô Simha, que je rejette l’activité, mais seulement celle qui conduit au mal, en paroles, en pensées ou en actes. Il est vrai, ô Simha, que je prêche l’extinction, mais seulement celle de l’orgueil, de la luxure, des mauvaises pensées, de l’ignorance, et non pas celle du pardon, de l’amour, de la charité, de la vérité. »
La doctrine de la délivrance que prêchait Bouddha consistait à se libérer de l’emprise d’avidyâ. Avidyâ est l’ignorance qui obscurcit notre conscience et tend à l’enfermer dans les limites de notre ego personnel. C’est cette avidyâ cette ignorance, cette limitation de la conscience qui crée le dur esprit de la séparativité de l’ego et devient ainsi la source de tout l’orgueil, l’envie, la cruauté, qui accompagnent naturellement la recherche de buts égoïstes. Pendant son sommeil, l’homme est emmuré dans les étroites activités de sa vie physique. Il vit, mais il ignore les rapports variés de sa vie avec son milieu, et par conséquent il ne se connaît pas. De même, l’homme qui vit en avidyâ est enfermé dans son propre ego. C’est un sommeil spirituel ; la conscience n’y est pas pleinement éveillée à la plus haute réalité qui entoure l’homme, et par conséquent celui-ci ne connaît pas la réalité de son âme. Lorsqu’il atteint bodhi, c’est-à-dire l’éveil à la perfection de la conscience, hors du sommeil de l’ego, il devient Bouddha.
Un jour, dans un village du Bengale, j’ai rencontré deux ascètes qui appartenaient à une certaine secte religieuse, et je leur ai demandé : « Pouvez-vous me dire quels sont les éléments qui caractérisent votre religion ? » L’un d’eux hésita quelque peu et répondit : « Il n’est pas aisé de les définir. » L’autre dit : « Si, c’est très simple. Nous pensons qu’il faut tout d’abord, sous la direction de notre maître spirituel, apprendre à connaître notre âme ; lorsque c’est fait, nous pouvons découvrir en nous-mêmes Celui qui est l’Âme suprême. – Pourquoi ne prêchez-vous pas votre doctrine à tous les peuples du monde, lui demandai-je ? – Celui qui a soif viendra tout seul à la rivière, me répondit-il. – Le constatez-vous en fait ? Les gens viennent-ils ? » L’homme eut un doux sourire, et avec une assurance dépourvue de toute impatience et de toute anxiété, il répondit : « Il faudra bien qu’ils y viennent tous. »
Et il avait raison, cet ascète rustique du Bengale. L’homme est en marche pour satisfaire des besoins qui sont plus pour lui que la nourriture ou le vêtement. Il s’est lancé à la recherche de soi-même. L’histoire de l’homme est celle de son voyage vers l’inconnu, en quête de la réalisation de son Moi immortel, de son âme.
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