En élevant et en détruisant des empires, en amassant de gigantesques richesses et en les éparpillant sans pitié dans la poussière, en constituant de vastes corps de symboles qui prêtent forme à ses rêves et à ses aspirations, et en les rejetant comme les jouets d’une enfance déjà lointaine, en forgeant des clefs magiques pour s’ouvrir les mystères de la création et en renonçant aux fruits de ce labeur millénaire pour retourner à son atelier construire quelque forme nouvelle, dans toutes ces activités, l’homme progresse, d’époque en époque, vers la pleine réalisation de son âme, de cette âme qui est plus grande que toutes les richesses accumulées par lui, que toutes les actions accomplies par lui, que toutes les théories échafaudées par lui, cette âme dont la marche en avant n’est jamais arrêtée par la mort ni la dissolution.

Les erreurs et les fautes commises par l’homme n’ont pas été minimes ni dénuées d’importance : elles ont semé sa route de ruines colossales ; les souffrances de l’homme ont été immenses, comme les douleurs de l’enfantement à la naissance d’un enfant géant. Elles sont le prélude d’un accomplissement dont la portée est infinie. L’homme a subi et subit encore toutes sortes de martyres ; ses institutions sont les autels qu’il a construits pour y apporter ses sacrifices quotidiens, merveilleux de qualité, stupéfiants de quantité. Tout cela serait absolument dépourvu de sens et impossible à supporter si l’homme en même temps ne sentait en soi cette profonde joie de l’âme, qui met sa divine force à l’épreuve de la souffrance et prouve par le renoncement son inépuisable richesse. Oui, ils viennent, les pèlerins, ils viennent tous, ils entrent en possession du monde, leur véritable héritage ; ils élargissent toujours leur conscience, ils cherchent une unité toujours plus haute, ils s’approchent toujours davantage de la Vérité centrale dont l’unité embrasse tout.

Le dénuement de l’homme est profond, et ses besoins sans nombre, jusqu’à ce qu’il devienne véritablement conscient de son âme. Jusqu’alors le monde est pour lui dans un état de flux et de reflux, comme un phantasme qui est et qui n’est pas. Au contraire, pour l’homme qui a réalisé son âme, l’univers a un sens précis autour duquel tout le reste peut s’ordonner, et c’est là seulement qu’il peut puiser et goûter le bonheur béni d’une vie harmonieuse.

Il fut un temps où la terre n’était qu’une masse nébuleuse dont les fragments étaient disséminés par la force d’expansion de la chaleur ; elle n’avait pas encore trouvé sa forme précise, elle n’avait ni beauté ni but, elle n’était que chaleur et mouvement. Progressivement, par une force qui cherchait à ramener sous l’empire d’un centre toute la matière éparpillée, les vapeurs se condensèrent en une masse unifiée, arrondie. La terre prit alors la place qui lui revenait parmi les planètes du système solaire, comme une émeraude dans un collier de diamants. Il en est de même de notre âme. Lorsque la chaleur et le mouvement des passions et des impulsions aveugles l’entraînent de tous les côtés à la fois, nous ne pouvons véritablement ni donner ni recevoir. Mais quand nous trouvons notre centre dans notre âme par la puissance de la maîtrise de soi, par la force qui harmonise tous les éléments antagonistes et unifie ceux qui sont séparés, toutes les impressions momentanées de notre cœur trouvent leur accomplissement dans l’amour. Alors tous les menus détails de notre vie révèlent un plan et un but infinis ; toutes nos pensées et toutes nos actions s’unissent inséparablement en une grande harmonie intérieure.

Les Upanishads disent avec beaucoup d’emphase : « Connais l’Unique, l’Âme » et : « C’est le pont qui conduit à l’Être immortel. »

Et c’est là le but unique de l’homme : trouver l’Unique qui est en lui, qui est sa vérité, qui est son âme – la clef qui ouvre les portes de la vie spirituelle, du royaume céleste. Ses désirs sont multiples, et ils pourchassent éperdument les différents objets du monde, car en eux ils ont leur vie et leur accomplissement. Mais ce qui est un en l’homme cherche toujours l’unité : unité dans la connaissance, unité dans l’amour, unité dans les objets de la volonté, et atteint la plus sublime joie en parvenant à l’unique infini au sein de son éternelle unité. C’est pourquoi l’Upanishad nous dit : « Seuls ceux dont le mental est paisible, et nul autre, peuvent atteindre une joie durable, en réalisant dans leur âme l’Être qui manifeste une essence unique dans la multiplicité des formes. »

À travers toutes les diversités du monde, l’unique en nous poursuit sa marche continue vers l’unique en tout ; c’est sa nature et c’est sa joie. Mais il n’atteindrait jamais son but par ce chemin sinueux s’il n’avait pas une lumière qui lui fût propre et par laquelle il pût saisir dans un éclair un aperçu de ce qu’il cherche. La vision dans notre âme de l’Unique suprême est une intuition directe et immédiate, qui ne repose aucunement sur des ratiocinations ou des démonstrations. Nos yeux voient naturellement un objet dans son ensemble, non pas en le brisant en morceaux, mais en en rassemblant tous les éléments en une unité avec nous-mêmes. Il en est de même pour l’intuition de notre conscience de l’âme, qui réalise son unité naturellement et totalement dans le Suprême unique.

L’Upanishad nous dit : « La divinité qui se manifeste dans les activités de l’univers réside toujours dans le cœur de l’homme comme âme suprême. Ceux qui la réalisent par la perception directe du cœur parviennent à l’immortalité. »

Ce Dieu est Vishvakarma, c’est-à-dire que sa manifestation extérieure dans la nature consiste en une multiplicité de formes et de forces, mais sa manifestation intérieure en notre âme est ce qui existe dans l’unité. Notre recherche de la vérité dans le domaine de la nature s’effectue donc par l’analyse et les méthodes progressives de la science, mais notre appréhension de la vérité dans notre âme est immédiate et par intuition directe. Nous ne pourrons jamais atteindre l’âme suprême par des additions successives de connaissances acquises lambeau par lambeau, fût-ce dans toute l’éternité, car Il est un et n’est pas composé de parties ; nous ne pouvons Le connaître que comme le cœur de notre cœur et l’âme de notre âme ; nous pouvons Le connaître seulement dans l’amour et la joie que nous éprouvons lorsque nous renonçons et que nous Le voyons face à face.

La prière la plus profonde et la plus intense qui se soit jamais élevée du cœur humain a été exprimée en sanskrit : « Ô Toi qui Te révèles Toi-même, révèle-Toi en moi. » Nous sommes misérables parce que nous sommes des créatures de l’ego – l’ego intransigeant, étroit, qui ne reflète aucune lumière, qui reste aveugle devant l’infini. Notre ego retentit de ses propres clameurs discordantes ; il n’est pas la lyre bien accordée qui vibre de la musique de l’éternel. Des soupirs de mécontentement, la lassitude des échecs, les vains regrets du passé, l’angoisse pour l’avenir viennent troubler notre cœur trop superficiel parce que nous n’avons pas encore trouvé notre âme, et que l’esprit qui se révèle par lui-même ne s’est pas encore révélé en nous. D’où notre appel : « Ô Toi qui es terrible sauve-moi par le sourire de Ta grâce, encore et à jamais ! » C’est dans un linceul étouffant que nous enveloppent cet orgueil de l’ego, ces appétits insatiables, cette vanité de la possession, cette insolente aliénation du cœur. « Rudra, ô Toi qui es terrible, déchire en deux ce voile épais, permets que le rayon sauveur de Ta grâce souriante perce ces lugubres ténèbres et réveille mon âme. »

« De l’irréel conduis-moi au réel, de l’obscurité à la lumière, de la mort à l’immortalité. » Mais comment peut-on espérer que cette prière soit exaucée ? La distance qui sépare la vérité de l’erreur, la mort de l’immortalité, n’est-elle pas infinie ? Pourtant cet abîme immense est franchi en un instant lorsque Celui qui Se révèle Soi-même fait Son apparition dans l’âme. C’est là que le miracle se produit, car là se rejoignent le fini et l’infini. « Père, balaie complètement tous mes péchés. » Car dans le péché, l’homme prend parti pour le fini, contre l’infini qui est en lui. C’est une défaite de son âme par son ego.