Elle a beaucoup souffert de migraines et les six sangsues par jour prescrites pendant dix jours l’ont si peu soulagée que nous avons cru bon de changer nos projets. Persuadée après examen que le mal était dans ses gencives, je l’ai convaincue d’attaquer la maladie à cet endroit. Elle s’est donc fait arracher trois dents et se porte décidément mieux, mais ses nerfs sont bien perturbés. Elle ne peut parler qu’en chuchotant et s’est évanouie deux fois ce matin lorsque ce pauvre Arthur essayait de réprimer sa toux. Pour lui, je suis heureuse de dire qu’il se porte assez bien, même s’il est plus languissant que je ne le voudrais ; et je crains pour son foie. Je n’ai pas eu de nouvelles de Sidney depuis que vous vous êtes rencontrés en ville, mais j’en conclus que son projet de voyage sur l’île de Wight n’a pas été mené à bien, sinon nous l’aurions vu sur son chemin.

Du fond du cœur nous vous souhaitons une bonne saison à Sanditon et, bien que nous ne puissions contribuer en personne à tout votre beau monde, nous ferons de notre mieux pour vous envoyer des visiteurs dignes d’intérêt et nous pensons bien pouvoir compter sur deux grandes familles : de riches Antillais du Surrey et un pensionnat, ou une institution de jeunes filles, très respectable, de Camberwell. Je ne vous dirai pas combien de gens j’ai employés à cette affaire ; les petits ruisseaux font les grandes rivières. Il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer. Je suis, mon bien cher frère, votre très affectueuse…

« Eh bien, lança Mr. Parker lorsqu’il eut terminé, je suis persuadé que Sidney trouverait dans cette lettre quelque chose d’extrêmement réjouissant et nous ferait rire pendant une bonne demi-heure, mais je déclare que, pour moi, je n’y vois rien que de très digne d’estime et de pitié. Malgré toutes leurs souffrances, vous voyez comme elles sont désireuses de favoriser le bien d’autrui ! Toujours pleines d’attentions pour Sanditon ! Deux grandes familles : l’une pour Prospect House, probablement, l’autre pour le numéro 2, Denham Place, ou la maison du bout de l’Esplanade, avec des lits supplémentaires à l’hôtel. Je vous avais dit que mes sœurs étaient d’excellentes femmes, Miss Heywood.

— Et je suis sûre qu’elles doivent être tout à fait extraordinaires, approuva Charlotte. Je suis stupéfaite par l’enthousiasme de cette lettre, étant donné l’état de santé où semblent être vos deux sœurs. Trois dents arrachées à la fois… c’est affreux ! Votre sœur Diana semble presque aussi malade qu’il est possible, mais ces trois dents de votre sœur Susan sont plus terribles que tout le reste.

— Oh, elles ont l’habitude de cette opération, de toutes les opérations, et ont un tel courage !

— Vos sœurs savent ce qu’elles font, je n’en doute pas, mais leurs mesures paraissent extrêmes. Je crois qu’en cas de maladie je rechercherais surtout les conseils d’un médecin et que je prendrais le moins de risques pour moi-même ou pour ceux que j’aime ! Mais de fait, notre famille est en si bonne santé que je ne saurais juger des effets de cette habitude de se prescrire à soi-même des remèdes.

— À la vérité, intervint Mrs. Parker, je pense que les demoiselles Parker vont parfois trop loin. Et vous aussi, mon ami, vous le savez. Vous pensez souvent qu’elles se porteraient mieux si elles s’écoutaient moins, et surtout Arthur. Je sais que vous trouvez bien dommage qu’elles lui donnent un tel penchant pour la maladie.

— Eh bien, oui, ma chère Mary, je vous l’accorde, il est regrettable qu’à cette époque de sa vie ce pauvre Arthur soit encouragé à céder aux indispositions. En effet, il n’est pas bon qu’il s’imagine trop souffrant pour travailler et qu’il reste inactif à vingt et un ans, vivant des intérêts de sa petite fortune personnelle, sans songer à tenter de l’augmenter ou à se lancer dans une occupation utile pour lui ou pour les autres. Mais parlons de choses plus plaisantes. Ces deux grandes familles sont exactement ce qu’il nous fallait. Mais voici qu’approche quelque chose de plus plaisant encore : Morgan qui va nous dire que Madame est servie. »

6

Tous se levèrent bientôt après le dîner. Mr. Parker ne pouvait vivre content sans aller de bonne heure inspecter la bibliothèque et le registre des souscriptions, et Charlotte se réjouissait de voir autant de choses aussi vite que possible, en un lieu où tout était nouveau.

C’était alors l’heure la plus calme de la journée d’une station balnéaire, quand se déroule, dans presque chaque logement habité, l’importante tâche du dîner et de l’après-dîner. Çà et là, l’on voyait un homme mûr, solitaire, que sa santé obligeait à sortir à cette heure pour une promenade ; mais en général, c’était une interruption de la vie sociale. Tout n’était que vide et tranquillité sur l’Esplanade, les falaises et la grève. Les boutiques étaient désertes. Les chapeaux de paille et leurs rubans semblaient abandonnés à leur sort tant à l’intérieur des maisons qu’à l’extérieur et, à la bibliothèque, Mrs. Whitby, par désœuvrement, lisait dans son arrière-salle l’un de ses propres romans.

La liste des abonnés était des plus ordinaires. Lady Denham, Miss Brereton, Mr. et Mrs. Parker, Sir Edward Denham et Miss Denham, dont les noms ouvraient en somme la saison, n’étaient suivis par rien de mieux que Mrs. Mathews, Miss Mathews, Miss E. Mathews, Miss H. Mathews, Dr. et Mrs. Brown, Mr. Richard Pratt, le lieutenant Smith, de la marine royale, le capitaine Little, de Limehouse, Mrs. Jane Fisher, Miss Fisher, Miss Scroggs, le révérend Hanking, Mr. Beard, avoué de Grays Inn, Mrs. Davis et Miss Merryweather.

Mr. Parker sentait bien que cette liste non seulement manquait de distinction, mais surtout était moins fournie qu’il ne l’avait espéré. Ce n’était que juillet, cependant, août et septembre étaient les bons mois. Par ailleurs, la promesse des familles nombreuses du Surrey et de Camberwell était une consolation toute prête.

Mrs. Whitby sortit sans attendre de sa retraite littéraire, ravie de voir Mr. Parker qui se recommandait à tous par ses manières, et ils s’absorbèrent dans leurs diverses civilités. Après avoir ajouté son nom à la liste comme première contribution au succès de la saison, Charlotte s’occupa de quelques emplettes qui feraient plus tard le bonheur de chacun, dès qu’elle put être servie par Miss Whitby arrachée à sa toilette, et qui arriva parée de toutes ses boucles et de ses breloques.

Bien entendu, la bibliothèque fournissait tout, toutes les choses inutiles au monde dont on ne peut se passer ; parmi tant de jolies tentations, et assez bien disposée envers Mr. Parker pour être encouragée à la dépense, Charlotte commença à sentir qu’elle devait se maîtriser, ou plutôt songea qu’à vingt-deux ans elle n’avait pas d’excuse pour se laisser aller et qu’il ne conviendrait guère de dépenser tout son argent dès le premier soir.