Elle prit un livre ; c’était un volume du roman Camilla. Elle n’avait pas la jeunesse de l’héroïne et n’avait aucune intention de partager ses malheurs. Elle se détourna donc des
tiroirs de bagues et de broches, repoussa toute autre sollicitation et paya ce qu’elle avait choisi.
Pour sa satisfaction personnelle, ils devaient aller se promener sur la falaise mais, en sortant de la bibliothèque, ils croisèrent
deux dames dont l’arrivée les contraignit à changer de programme : Lady Denham et Miss Brereton. Elles venaient de passer
à Trafalgar House où on les avait dirigées vers la bibliothèque. Lady Denham était beaucoup trop active pour considérer qu’une
marche d’un mile exigeait le moindre repos et elle parlait de rentrer chez elle directement, mais les Parker savaient qu’elle
aimerait bien mieux être suppliée de venir chez eux pour le thé, et la promenade sur la falaise fut donc remplacée par un
retour immédiat.
« Non, non, dit Lady Denham. Je ne veux pas que vous avanciez l’heure du thé à cause de moi. Je sais que vous aimez prendre
le thé plus tard. Je ne veux pas déranger mes voisins à cause de mes habitudes. Non, non, Miss Clara et moi allons rentrer
pour prendre le thé chez nous. Nous nous sommes mises en route sans autre idée. Nous voulions seulement vous voir pour nous
assurer de votre retour, mais nous rentrerons pour notre thé. »
Elle se dirigea néanmoins vers Trafalgar House et prit très calmement possession du salon sans paraître entendre un mot des
ordres donnés par Mrs. Parker, lorsqu’ils entrèrent, pour que le thé soit servi aussitôt. Charlotte fut amplement consolée
de la perte de sa promenade en se trouvant en compagnie de celles que la conversation du matin lui avait donné le vif désir de voir. Elle les observa attentivement.
Lady Denham était une grosse dame de taille moyenne, droite et alerte dans ses mouvements, l’œil vif et l’air suffisant, mais
l’expression de son visage n’avait rien de déplaisant. Ses manières étaient assez brusques et catégoriques, comme celles d’une
personne qui se vante de son franc-parler, mais il y avait en elle une chaleur et une bonne humeur, une civilité, un empressement
à faire la connaissance de Charlotte et une sincérité dans l’accueil qu’elle réservait à ses vieux amis qui inspiraient aux
autres la bienveillance dont elle semblait animée.
Quant à Miss Brereton, son aspect justifiait si complètement les louanges de Mr. Parker que Charlotte crut n’avoir jamais
vu jeune personne plus aimable ou plus intéressante. Grande et élégante, d’une beauté régulière, d’une grande délicatesse
de teint, dotée de doux yeux bleus et pleine d’une timidité suave mais d’une grâce naturelle dans ses discours, elle incarnait
à la perfection, aux yeux de Charlotte, tout le charme ensorcelant des héroïnes de tous les romans qu’elle avait laissés sur
les rayons de Mrs. Whitby. Peut-être est-ce en partie parce qu’elle sortait d’une bibliothèque qu’elle ne pouvait séparer
de Clara Brereton l’idée d’une héroïne. Sa situation auprès de Lady Denham s’y prêtait tellement ! Elle semblait avoir été
placée auprès d’elle exprès pour y être maltraitée. Une telle pauvreté et une telle dépendance jointes à tant de beauté et
de mérite semblaient ne pas laisser d’autre choix.
Ces sentiments n’étaient pas la conséquence d’un quelconque esprit romanesque de la part de Charlotte. Non, c’était une jeune
fille fort raisonnable, qui avait lu assez de romans pour distraire son imagination mais sans se laisser influencer par eux outre mesure. Pendant les
cinq premières minutes, elle s’était amusée à concevoir les persécutions que devait subir l’intéressante Clara, surtout sous la forme du comportement des plus barbares de Lady Denham, mais elle n’eut aucune
peine à admettre, en poursuivant ses observations, qu’elles semblaient toutes deux très bien s’entendre. Elle ne vit chez
Lady Denham rien de pire que la coutume cérémonieuse et démodée de toujours appeler sa compagne « Miss Clara », ni rien de
choquant dans les attentions et l’obéissance que lui témoignait Clara. Il ne paraissait y avoir d’un côté que bonté protectrice
et de l’autre que respect affectueux et reconnaissant.
La conversation ne porta que sur Sanditon, le nombre actuel de visiteurs et les chances d’une bonne saison.
Il était évident que Lady Denham craignait davantage les pertes financières que son coadjuteur. Elle aurait voulu voir l’endroit
se remplir plus vite et semblait éprouver une grande anxiété à l’idée que des logements pourraient rester sans locataires.
Les deux grandes familles de Miss Diana Parker ne furent pas oubliées.
« Très bien, très bien, dit Lady Denham. Une famille des Antilles et une école. Voilà qui semble bon. Voilà qui rapportera.
— Personne ne dépense plus librement, je crois, que les Antillais, fit remarquer Mr. Parker.
— Oui, c’est ce que j’ai entendu dire, et parce qu’ils en ont plein les poches, ils se croient peut-être les égaux de nos
vieilles familles. Mais ceux qui gaspillent comme ça leur argent ne se demandent jamais s’ils ne font pas mal en faisant monter les prix. Et j’ai entendu dire que c’est ce qui se passe avec ces fameux Antillais.
Et s’ils viennent ici faire monter les prix de nos produits, on ne les remerciera guère, Mr. Parker.
— Chère madame, ils ne sauraient faire monter le prix des comestibles que par une demande si extraordinaire et par une diffusion
de l’argent telle que cela nous fera plus de bien que de mal. Nos bouchers, nos boulangers et nos commerçants en général ne
peuvent s’enrichir sans également nous apporter la prospérité. Si eux ne gagnent pas, nos loyers seront incertains, et notre profit dans la valeur accrue de nos maisons doit en fin de compte
être en proportion du leur.
— Oh ! fort bien.
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