Mais je n’aimerais pas que la viande du boucher augmente, malgré tout. Et je l’empêcherai tant que je pourrai.
Tiens, la demoiselle sourit, je vois. Elle pense sans doute que je suis une vieille bête, mais elle en viendra bientôt à se
soucier de ces questions-là, elle aussi. Oui, oui, ma chère, croyez-moi, vous penserez bientôt au prix de la viande, même
si vous n’avez pas autant de domestiques à nourrir que moi. Et je pense vraiment que moins on a de domestiques, mieux on se
porte. Je ne suis pas une femme à parader, comme tout le monde le sait, et si ce n’était pour ce que je dois à la mémoire
de ce pauvre Mr. Hollis, je ne mènerais pas la même vie à Sanditon House. Ce n’est pas pour mon plaisir. Eh bien, Mr. Parker,
l’autre groupe est un pensionnat, un pensionnat français, n’est-ce pas ? Pas de mal à ça. Ils resteront leurs six semaines.
Et sur le nombre, qui sait, il y aura bien une ou deux phtisiques qui auront besoin de lait d’ânesse, et j’en ai deux qui
donnent du lait en ce moment. Mais peut-être que les petites demoiselles abîmeront les meubles. J’espère qu’elles auront une bonne gouvernante bien sévère pour les surveiller. »
Le pauvre Mr. Parker n’obtint pas plus de crédit auprès de Lady Denham qu’il n’en avait reçu de ses sœurs pour le motif de
sa visite à Willingden.
« Seigneur ! mon cher monsieur, cria-t-elle. Comment avez-vous pu penser à une chose pareille ? Je suis bien désolée que vous
ayez eu un accident, mais sur ma parole, vous l’avez mérité. Aller chercher un médecin ! Mais que ferions-nous d’un médecin,
ici ? Ce serait seulement encourager nos domestiques et les pauvres à s’imaginer malades, s’il y avait un médecin dans les
parages. Oh, je vous en prie, n’attirons pas cette race-là à Sanditon. Nous nous portons très bien comme nous sommes. Il y
a la mer, les dunes et mes ânesses. Et j’ai dit à Mrs. Whitby que si quelqu’un demande un cheval hygiénique1, on peut en trouver un pour un prix honnête (celui de ce pauvre Mr. Hollis est comme neuf), et que peut-on vouloir de plus ?
Je vis depuis soixante-dix bonnes années et je n’ai jamais pris de médicaments plus de deux fois, et de toute ma vie je n’ai
jamais vu la figure d’un médecin pour mon propre compte. Et je crois bien que si mon pauvre défunt Sir Harry n’en avait jamais
vu non plus, il serait en vie maintenant. Il a fallu payer dix visites à l’homme qui l’a envoyé dans l’autre monde. Je vous en supplie, Mr. Parker, pas de médecins ici. » On apporta le thé. « Oh, ma chère Mrs. Parker,
il ne fallait pas… pourquoi vous sentez-vous obligée ? J’allais vous dire bonsoir. Mais puisque vous êtes si bonne, je pense
que Miss Clara et moi devons rester. »
1 « Cheval en bois monté sur un pivot vertical mobile au milieu d’un châssis (le pivot est relié au châssis en avant et en arrière
par de forts ressorts à boudin. Par une succession d’efforts, on imprime à ces ressorts un mouvement alternatif de tension
et de détente qui donne l’illusion du galop). » Larousse du xxe siècle. (N.d.T.)
7
La popularité des Parker fit venir quelques visiteurs dès le lendemain matin, entre autres Sir Edward Denham et sa sœur qui,
étant passés à Sanditon House, devaient poursuivre leur route pour présenter leurs respects. Une fois accompli le devoir d’écrire
à ses parents, Charlotte s’était installée avec Mrs. Parker dans le salon à temps pour les voir tous.
Les Denham furent les seuls qui éveillèrent son intérêt. Charlotte fut heureuse de parfaire la connaissance de la famille
en leur étant présentée et ne fut pas déçue par cette rencontre, du moins pas par l’élément masculin, qui constitue parfois
la meilleure partie d’un couple.
Miss Denham était une jeune femme belle, mais froide et réservée, qui donnait l’impression d’être fière de son rang et mécontente
de sa pauvreté, et que rongeait pour l’heure le désir d’un attelage plus élégant que le simple cabriolet dans lequel ils se
déplaçaient, que leur palefrenier continuait à promener sous ses yeux.
Sir Edward lui était bien supérieur par son air et ses manières. C’était assurément un bel homme, mais il était plus remarquable
encore par sa façon de vous adresser la parole, les attentions qu’il vous prodiguait et sa volonté de plaire. Il entra dans la pièce avec une grande distinction,
parla beaucoup, surtout à Charlotte à côté de laquelle le hasard le plaça, et elle perçut bientôt qu’il avait belle allure,
une voix d’une douceur agréable et une conversation abondante. Il lui plut. Si raisonnable qu’elle fût, elle le trouva aimable
et ne se reprocha nullement d’imaginer qu’il la trouvait également à son goût, puisqu’il prêtait si peu d’attention à sa sœur,
prête à partir, en restant à sa place et en continuant ses discours.
Je ne tiens pas à excuser la vanité de mon héroïne.
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