S’il existe en ce monde de jeunes demoiselles de son âge moins imaginatives et moins désireuses de plaire, je ne les connais pas et souhaite ne jamais les connaître.

Enfin, par les portes-fenêtres du salon qui donnaient sur la route et sur les chemins, de l’autre côté de la dune, Charlotte et Sir Edward ne purent éviter, d’où ils étaient assis, de voir passer à pied Lady Denham et Miss Brereton. Un léger changement apparut aussitôt sur le visage de Sir Edward, qui les suivit d’un œil inquiet ; il proposa bientôt à sa sœur non seulement de partir, mais d’aller ensemble à pied jusqu’à l’Esplanade, ce qui remit rapidement en place les esprits de Charlotte, la guérit de sa fièvre d’une demi-heure et la rendit plus capable de juger, lorsqu’il fut parti, en quoi Sir Edward avait réellement été aimable. « Peut-être était-ce surtout son air et ses discours, et puis son titre n’a pu lui nuire. »

Elle se trouva bientôt de nouveau en sa compagnie. Dès que leur maison fut vidée de ses visiteurs matinaux, les Parker voulurent sortir à leur tour. L’Esplanade était l’attraction de tous. Tous les promeneurs devaient commencer par l’Esplanade ; ils y trouvèrent, installée sur l’un des deux bancs verts, près du chemin de gravier, la famille Denham réunie. Réunie au premier abord, mais de nouveau nettement partagée : les deux grandes dames à une extrémité du banc, Sir Edward et Miss Brereton à l’autre.

Du premier coup d’œil, Charlotte vit que Sir Edward avait l’air fort épris. On ne pouvait douter de son attachement pour Clara. Les sentiments de Clara étaient moins manifestes, mais Charlotte ne les crut pas très favorables car, bien qu’assise à l’écart près de lui, ce qu’elle n’avait probablement pas pu empêcher, elle paraissait calme et grave.

Indubitablement, la jeune dame à l’autre bout du banc faisait pénitence. Entre la Miss Denham drapée dans sa froide grandeur dans le salon de Mrs. Parker, que les efforts des autres devaient tirer du silence, et la Miss Denham assise près de Lady Denham, qui écoutait et parlait avec une attention souriante ou avec un enthousiasme plein de sollicitude, la différence d’aspect, le contraste était tout à fait frappant, et fort amusant ou fort attristant selon que l’ironie ou la morale l’emportait. Charlotte était fixée sur le caractère de Miss Denham.

Celui de Sir Edward demandait à être observé plus longuement. Il la surprit en quittant Clara dès leur arrivée, en acceptant une promenade et en concentrant toutes ses attentions sur elle. Debout près de Charlotte, il semblait vouloir la détacher autant que possible du reste du groupe et lui donner tout le profit de sa conversation. D’un ton plein de goût et de sentiment, il se mit à parler de la mer et du rivage. Il employa avec énergie toutes les expressions habituelles pour en vanter les beautés sublimes et pour décrire les indescriptibles émotions qu’elles suscitent en un esprit sensible. La terrible grandeur de l’océan furieux, sa transparence lorsqu’il s’apaise, ses mouettes, ses salicornes, les profondeurs insondables de ses abysses, ses rapides vicissitudes, ses redoutables traîtrises, ses marins qui s’y lancent sous le soleil pour y être engloutis par la tempête soudaine, tout cela fut évoqué avec ardeur et éloquence. Il s’agissait sans doute de lieux communs, mais qui sonnaient bien dans la bouche du beau Sir Edward, et Charlotte ne pouvait s’empêcher de voir en lui un homme plein de sentiment, jusqu’au moment où il commença à la troubler par le nombre de ses citations et par l’extravagance de certaines phrases.

« Vous rappelez-vous, dit-il, les vers superbes de Scott sur la mer ? Oh ! quelle description on y trouve ! Ils ne quittent jamais ma pensée lorsque je me promène ici. Celui qui peut les lire sans émotion doit avoir les nerfs d’un assassin ! Le ciel me préserve de rencontrer sans armes un tel homme.

— De quelle description voulez-vous parler ? s’étonna Charlotte. Je ne peux me rappeler aucune peinture de la mer dans aucun des poèmes de Scott.

— Vraiment ? Je ne peux moi non plus me rappeler le commencement, là, mais… vous ne pouvez avoir oublié son portrait de la femme :

Des moments de repos, toi, fidèle compagne

Délicieux ! Délicieux ! N’eût-il rien écrit d’autre qu’il serait immortel. Et puis encore ce discours inégalé, inimitable, sur l’affection paternelle :

Les mortels sont dotés de certains sentiments

Qui appartiennent moins à la terre qu’au ciel, etc.

Mais puisque nous sommes sur le sujet de la poésie, que pensez-vous, Miss Heywood, des vers de Burns à sa chère Mary ? Oh ! il y a là assez de pathétique pour en devenir fou ! S’il y eut jamais un homme sensible, ce fut Burns. Montgomery a toute la flamme de la poésie, Wordsworth en a l’âme réelle, Campbell dans ses Plaisirs de l’espoir a atteint la limite extrême de nos sensations :

Les visites des anges,

Si rares, si étranges

Pouvez-vous concevoir rien de plus apaisant, de plus attendrissant, de plus profondément sublime que ces vers ? Mais Burns… j’avoue que je le place au-dessus de tous, Miss Heywood. Si Scott a un défaut, c’est son manque de passion. Tendre, élégant, descriptif, mais tiède. Je méprise l’homme qui ne peut rendre justice aux attributs de la femme. Parfois, il est vrai, un éclair de sentiment semble l’irradier, comme les vers dont nous parlions, “Des moments de repos, toi, fidèle compagne”, mais Burns est toujours en feu. Son âme était l’autel où trône la beauté de la femme, son esprit exhalait réellement l’encens immortel qu’elle doit recevoir.

— J’ai lu plusieurs poèmes de Burns avec grand plaisir, dit Charlotte dès qu’il lui laissa l’occasion de parler. Mais je ne suis pas assez poète pour séparer entièrement l’homme de son œuvre ; et le tempérament déréglé de ce pauvre Burns me dérange fort quand je veux goûter ses poèmes. J’ai peine à croire en la vérité de son amour. Je n’ai aucune foi en la sincérité des affections d’un tel homme. Il ressentait, écrivait et oubliait.

— Oh ! non, non, s’exclama Sir Edward en extase. Il n’était qu’ardeur et vérité. Son génie et ses penchants le menaient parfois à quelques aberrations, mais qui d’entre nous est parfait ? C’est une critique abusive, une pseudo-philosophie qui attend de l’âme d’un génie sublime l’humilité d’un esprit commun. Les éclats du talent, suscités dans le cœur de l’homme par le sentiment impétueux, sont peut-être incompatibles avec certaines convenances prosaïques de la vie.