Et vous ne pouvez, ravissante Miss Heywood, ajouta-t-il avec conviction, pas plus qu’une autre femme, être bon juge de ce qu’un homme peut être poussé à dire, à écrire ou à faire lorsqu’il obéit aux élans souverains d’une ardeur sans limites. »

Tout cela était bien joli mais, si Charlotte comprenait bien, cela n’était guère moral ; et comme elle n’appréciait nullement ce style de compliment extraordinaire, elle répondit gravement :

« Je ne sais rien sur cette question. Quelle belle journée ! Le vent vient du sud, je crois.

— Heureux, heureux vent que celui qui occupe les pensées de Miss Heywood ! »

Elle commençait à le trouver véritablement bête. Elle comprit pourquoi il avait voulu se promener avec elle. C’était une pique à l’adresse de Miss Brereton ; elle l’avait lu dans les quelques regards inquiets que celle-ci dirigeait vers lui. Mais pourquoi donc lui tenait-il des discours si absurdes, à moins qu’il ne pût faire mieux ? Il semblait fort sentimental, tout plein d’un sentiment ou d’un autre et très épris de tous les nouveaux mots difficiles à la mode ; elle supposait qu’il n’avait pas l’esprit très clair et qu’il récitait des tirades apprises par cœur. L’avenir expliquerait peut-être mieux le personnage.

Mais lorsque quelqu’un proposa d’aller à la bibliothèque, elle sentit qu’elle avait assez vu Sir Edward pour la matinée et accepta bien volontiers l’invitation de Lady Denham à rester avec elle sur l’Esplanade. Les autres partirent, Sir Edward affichant un noble désespoir à l’idée de devoir la quitter, et les deux femmes mirent en commun leurs qualités personnelles qui étaient complémentaires : Lady Denham, en vraie grande dame, se mit à parler et parla uniquement de ses propres soucis ; Charlotte l’écouta, amusée, en songeant aux contrastes de ses deux compagnons. Assurément il n’y avait pas trace de sensibilité ambiguë ni la moindre phrase difficile à interpréter dans les propos de Lady Denham. S’emparant du bras de Charlotte avec l’aisance de ceux qui considèrent comme un honneur la moindre marque d’intérêt de leur part, et rendue communicative par la conscience même de son importance ou bien par son goût naturel pour la parole, elle déclara immédiatement, d’un ton fort satisfait et avec un air de sagacité malicieuse :

« Miss Esther veut que je les invite, elle et son frère, à passer une semaine avec moi à Sanditon House, comme l’été dernier. Mais je ne le ferai pas. Elle essaie de m’embobiner par tous les moyens en disant du bien de ceci et de cela, mais j’ai repéré son manège. Je sais ce que ça veut dire. Je ne me laisse pas prendre facilement, ma chère. »

Charlotte ne trouva point de réponse moins méchante que cette simple question :

« Sir Edward et Miss Denham ?

— Oui, ma chère. Mes jeunes gens, comme je les appelle quelquefois, car je m’occupe beaucoup d’eux. Je les ai eus chez moi l’été dernier, à peu près à cette époque-ci, pendant une semaine, du lundi au lundi ; ils étaient ravis et ils m’ont bien remerciée. Car ce sont de bons petits jeunes gens, ma chère. N’allez pas croire que je m’occupe d’eux seulement à cause de ce pauvre cher Sir Harry. Non, non, ils sont très méritants par eux-mêmes, sinon, faites-moi confiance, on ne les verrait pas tant avec moi. Je ne suis pas femme à aider n’importe qui les yeux fermés. Je prends toujours soin de savoir à qui j’ai affaire avant de bouger le petit doigt. Je ne pense pas que, dans ma vie, on m’ait jamais attrapée. Et c’est une grande chose pour une femme qui a été mariée deux fois. Ce pauvre cher Sir Harry, entre nous, croyait qu’il y gagnerait plus. Mais (elle émit un petit soupir) il nous a quittés, et il ne faut rien reprocher aux morts. Personne n’aurait pu être plus heureux que nous, et c’était un homme très honorable, un vrai gentilhomme de vieille famille. Et quand il est mort, j’ai donné sa montre en or à Sir Edward. »

Sur quoi elle adressa à Charlotte un regard dont le but implicite était de souligner l’impression que devait produire cette phrase ; ne voyant sur son visage aucune surprise émerveillée, elle ajouta bien vite :

« Il ne l’avait pas léguée à son neveu, ma chère. Ce n’était pas un héritage. Ce n’était pas dans le testament. Il m’avait juste dit, et seulement une fois, qu’il voulait que son neveu ait sa montre, mais je n’étais pas obligée, si je ne l’avais voulu.

— Très généreux, en effet ! Très élégant ! dit Charlotte, contrainte de feindre l’admiration.

— Oui, ma chère, et ce n’est pas la seule chose que j’aie faite pour lui. J’ai été une amie très généreuse pour Sir Edward. Et ce pauvre jeune homme en a bien besoin. Car même si je ne suis que la douairière, ma chère, et lui l’héritier, ça ne se passe pas entre nous comme c’est souvent le cas.