Je ne reçois pas un shilling des Denham. Sir Edward n’a rien à me verser. Ce n’est pas lui qui a le dessus, croyez-moi, c’est moi qui l’aide.

— Vraiment ! C’est un excellent jeune homme, qui se présente avec beaucoup d’élégance. »

C’est essentiellement pour dire quelque chose que Charlotte fit cette réponse, mais elle vit aussitôt qu’elle s’exposait ainsi aux soupçons de Lady Denham, qui lui lança un regard rusé et répliqua :

« Oui, oui, il est agréable à regarder. Et il faut espérer qu’une dame riche sera de cet avis, car Sir Edward doit faire un mariage d’argent. Nous en parlons souvent ensemble. Un beau jeune homme comme lui passe son temps à sourire à droite et à gauche, à faire des compliments aux jeunes filles, mais il sait qu’il doit se marier pour l’argent. Et dans l’ensemble, Sir Edward est un jeune homme fort sérieux et fort sensé.

— Sir Edward Denham, conclut Charlotte, avec tant d’atouts personnels, est presque sûr de trouver une épouse fortunée, s’il s’en donne la peine. »

Ce superbe sentiment parut dissiper les soupçons.

« Mais oui, ma chère, voilà qui est bien dit, s’écria Lady Denham. Et si nous pouvions seulement faire venir une jeune héritière à Sanditon ! Mais les héritières sont si rares, c’est incroyable ! Je ne pense pas que nous en ayons jamais eu une, même une cohéritière, depuis que Sanditon attire le public. Les familles arrivent l’une après l’autre mais, que je sache, il n’y en a pas une sur cent qui ait vraiment du bien, en terres ou en placements. Des revenus peut-être, mais pas de biens. Des pasteurs peut-être, ou des notaires de la ville, ou des officiers en demi-solde, ou des veuves qui vivent de leur pension. Et à quoi peuvent être utiles de pareilles gens ? Si ce n’est qu’ils viennent louer des maisons vides et, entre nous, je pense qu’ils ont bien tort de ne pas rester chez eux. Maintenant, si nous pouvions faire envoyer ici une jeune héritière pour sa santé, si on lui ordonnait de boire du lait d’ânesse, je pourrais lui en fournir, et dès qu’elle se porterait mieux, on la ferait tomber amoureuse de Sir Edward !

— Ce serait en effet une très bonne chose.

— Et Miss Esther doit aussi épouser quelqu’un de fortuné. Elle doit trouver un mari riche. Ah, les jeunes femmes sans argent sont bien à plaindre ! Mais, reprit-elle après une courte pause, si Miss Esther croit me persuader de les inviter pour un séjour à Sanditon House, elle verra qu’elle se trompe. Les choses ont changé pour moi depuis l’été dernier, vous savez. J’ai Miss Clara avec moi, maintenant, et ça fait une grande différence. »

Elle dit cela si sérieusement que Charlotte y vit instantanément la preuve d’une réelle pénétration et se prépara à d’autres remarques du même genre, mais Lady Denham n’ajouta que celle-ci :

« Je n’ai pas envie d’avoir ma maison remplie comme un hôtel. Je ne veux pas que mes deux bonnes passent toute la matinée à épousseter les chambres. Elles ont celle de Miss Clara et la mienne à arranger tous les jours. Si elles travaillaient dur, il faudrait les payer plus. »

Charlotte ne s’attendait pas à des objections de cette nature. Même feindre la sympathie lui semblait si impossible qu’elle ne put rien répondre. Lady Denham reprit bientôt, avec une grande allégresse :

« Et en plus de tout cela, ma chère, dois-je remplir ma maison aux dépens de Sanditon ? Si les gens veulent être près de la mer, pourquoi ne louent-ils pas ? Il y a ici tant de maisons inoccupées, trois sur cette Esplanade même. Pas moins de trois écriteaux “À louer” viennent de me tomber sous les yeux à l’instant, le numéro trois, le quatre et le huit. La maison du coin, le huit, est peut-être trop grande pour eux, mais les deux autres sont de belles petites maisons confortables, parfaites pour un jeune gentleman et sa sœur. Et donc, ma chère, la prochaine fois que Miss Esther commencera à parler de l’humidité de Denham Park et du bien que les bains de mer lui font toujours, je leur conseillerai de venir en location pour une quinzaine de jours. Ce ne serait que justice, vous ne croyez pas ? Charité bien ordonnée commence par soi-même, vous savez. »

Charlotte était partagée entre l’amusement et l’indignation, mais ce dernier sentiment occupait la part la plus importante et l’emportait peu à peu. Elle parvint à faire bon visage en se taisant poliment. Elle ne pouvait pousser plus loin la patience mais, sans tenter d’en entendre davantage, et seulement consciente du fait que Lady Denham continuait dans la même veine, elle autorisa ses pensées à prendre la forme de la méditation que voici : « Elle est d’une vilenie totale. Je ne m’y attendais pas à ce point. Mr. Parker a dit trop de bien d’elle. Il ne faut évidemment pas se fier à lui. Son bon naturel l’empêche de juger.