Il est trop généreux pour être lucide. Je dois me faire ma propre opinion. C’est leur relation même qui le rend partial. Il l’a persuadée de se lancer dans les mêmes spéculations, et, comme sur ce point leur but est identique, il s’imagine qu’elle pense comme lui dans tous les domaines. Mais elle est vile, tellement vile. Je ne vois en elle rien de bon. Pauvre Miss Brereton ! Et elle rend vils tous ceux qui l’entourent. Ce pauvre Sir Edward et sa sœur, je ne sais pas à quel point la nature les a voulus respectables, mais ils sont obligés d’être vils dans leur servilité envers elle. Et je suis vile, moi aussi, en l’écoutant et en faisant semblant de l’approuver. Voilà ce qui se passe quand les gens riches sont avares. »

* * *

Lady Denham et Charlotte continuèrent leur promenade ensemble jusqu’à ce que les autres les eussent rejointes. Au sortir de la bibliothèque, ils furent suivis par un jeune Whitby qui courut déposer cinq volumes dans le cabriolet de Sir Edward. En s’approchant de Charlotte, Sir Edward expliqua :

« Vous voyez à quoi nous avons été occupés. Ma sœur voulait que je la conseille pour choisir certains livres. Nous avons beaucoup de loisirs et nous lisons beaucoup. Je ne lis pas le tout-venant des romans. J’ai le plus souverain mépris pour la marchandise ordinaire des bibliothèques. Vous ne m’entendrez jamais prendre la défense de ces productions puériles qui ne détaillent rien que des principes discordants incapables d’amalgame, ou de ces vains tissus de banalités dont on ne peut tirer aucune déduction utile. Il ne sert à rien de les jeter dans l’alambic littéraire ; l’on n’en distille rien qui puisse ajouter à la science. Vous me comprenez, j’en suis convaincu ?

— Je n’en suis pas certaine. Mais si vous décrivez le genre de romans que vous approuvez, je pense que cela me donnera une idée plus claire.

— Bien volontiers, belle questionneuse. Les romans que j’approuve sont ceux qui déploient la nature humaine avec grandeur, qui la montrent dans les intensités sublimes du sentiment, qui exposent le progrès des passions violentes depuis le premier germe d’inclination naissante jusqu’aux ultimes énergies de la raison à demi détrônée, ceux où nous voyons la vive étincelle des appas de la femme susciter un tel feu dans l’âme de l’homme qu’il en arrive, même au risque de s’écarter de la droite ligne des obligations premières, à tout oser, à tout tenter, à tout exécuter pour la conquérir. Voilà les ouvrages que je parcours pour mes délices et, j’espère pouvoir le dire, pour mon édification. Ils présentent les plus splendides portraits des hautes conceptions, des vues sans bornes, de l’ardeur illimitée, d’une résolution indomptable. Et même quand l’événement va substantiellement à contre-courant des machinations grandioses du personnage central, le puissant et omniprésent héros de l’histoire, il nous laisse empli d’émotions généreuses en sa faveur ; notre cœur en est paralysé. C’est une pseudo-philosophie qui affirmerait que nous ne nous sentons pas plus enveloppés par l’éclat de sa carrière que par les vertus tranquilles et morbides de tout personnage adverse. Ce n’est qu’en manière d’aumône que nous concédons à celui-ci notre admiration. Ce sont là les romans qui élargissent les capacités primitives du cœur et par la fréquentation régulière desquels, chez l’homme le plus antipuéril, l’esprit ne peut être affecté ni la réputation dévoyée.

— Si je vous comprends bien, dit Charlotte, nos goûts en matière de romans diffèrent du tout au tout. »

Ils durent alors se séparer, car Miss Denham était beaucoup trop lasse d’eux tous pour rester plus longtemps.

La vérité est que Sir Edward, confiné en ces lieux par les circonstances, avait lu plus de romans sentimentaux qu’il n’était bon pour lui. Son imagination avait très tôt été saisie par les chapitres les plus passionnés et les plus critiquables de Richardson. Et ses heures littéraires avaient pour la plupart été occupées, et son caractère formé, par les auteurs qui marchaient sur les traces de Richardson, en dépeignant des hommes qui poursuivent résolument des femmes au mépris de toute opposition de sentiments ou de convenances.

Avec une perversité de jugement qu’il faut attribuer à la faiblesse naturelle de sa tête, Sir Edward s’était laissé subjuguer par les grâces, l’esprit, la sagacité et la persévérance du méchant de l’histoire en oubliant toutes ses absurdités et toutes ses atrocités. Intéressé et enflammé, il ne voyait dans une telle conduite que génie, feu et passion. Et il était toujours plus désireux de le voir réussir, plus dépité et plus attendri de le voir échouer, que les auteurs n’auraient jamais pu l’imaginer. Il devait bon nombre de ses idées à ce genre de lectures, mais il serait injuste de dire qu’il n’avait rien lu d’autre ou que son langage ne s’était pas formé d’après une connaissance plus générale de la littérature moderne. Il lisait tous les essais, récits de voyages, lettres et critiques du temps et, avec la même malchance qui ne lui faisait tirer que de faux principes des leçons de morale, que des encouragements au vice en voyant le vice puni, il ne tirait du style de nos meilleurs auteurs que des mots difficiles et des phrases tordues.

Le grand but dans la vie de Sir Edward était d’être un séducteur. Avec les avantages personnels dont il se savait muni, avec les talents dont il se croyait pourvu, il voyait là son devoir.