Il se sentait formé pour être un homme dangereux, dans la
lignée d’un Lovelace. Le nom même de Sir Edward, croyait-il, avait quelque chose de fascinant.
Être généralement galant et assidu auprès des belles, faire de beaux discours à toutes les jolies filles, cela n’était que
l’aspect secondaire du rôle qu’il devait jouer. À Miss Heywood, ou à toute autre jeune femme qui pouvait prétendre à la beauté,
il avait le droit, selon sa propre conception de la société, d’adresser de grands compliments et de chanter des rhapsodies
alors qu’il la connaissait à peine.
Mais c’est seulement sur Clara qu’il avait de sérieuses prétentions, c’est seulement Clara qu’il comptait séduire ; il l’avait
résolu. La situation de la jeune fille l’exigeait. Elle lui disputait les bonnes grâces de Lady Denham, elle était jeune,
belle et dépendante. Il avait très vite perçu la nécessité de la situation, et depuis longtemps il essayait avec une assiduité
prudente de faire impression sur son cœur et de miner ses principes. Clara voyait clair dans son jeu et n’avait aucune intention
de se laisser séduire, mais elle le supportait avec assez de patience pour confirmer le genre d’attachement qu’elle avait
fait naître par ses charmes. Des mesures plus affirmées n’auraient pas découragé Sir Edward. Il était armé contre le plus grand dédain, contre la plus vive aversion. S’il ne pouvait la conquérir par l’affection, il devrait l’enlever par la
force. Il connaissait son affaire.
Il avait déjà beaucoup réfléchi à la question. S’il était contraint d’agir ainsi, il devait nécessairement concevoir quelque
chose de neuf, pour aller plus loin que ceux qui l’avaient précédé ; et il avait grande envie de s’assurer si les environs
de Tombouctou ne pourraient lui fournir une maison isolée idéale pour accueillir Clara.
Mais hélas, le coût de mesures aussi magistrales ne convenait guère à sa bourse, et la prudence l’obligeait à choisir, pour
l’objet de ses affections, un déshonneur plus tranquille de préférence à une disgrâce plus glorieuse.
8
Un jour, peu après son arrivée à Sanditon, Charlotte eut le plaisir de voir à la porte de l’hôtel, alors qu’elle remontait
de la plage vers l’Esplanade, une superbe voiture tirée par des chevaux de poste, arrivée tout récemment, dont la quantité
de bagages qu’on en tirait permettait d’espérer qu’elle amenait une famille respectable décidée à un long séjour.
Ravie d’apporter de si bonnes nouvelles à Mr. et à Mrs. Parker, tous deux rentrés un peu auparavant, elle se dirigea vers
Trafalgar House avec autant de vivacité qu’il pouvait lui en rester après avoir passé deux heures à lutter contre un bon vent
qui soufflait directement sur la côte. Mais à peine était-elle arrivée à la petite pelouse qu’elle vit une dame la suivre
de près, d’un pas agile ; convaincue de ne pas connaître cette personne, Charlotte résolut de se hâter et d’atteindre la maison
avant elle, si possible. Mais le pas de l’inconnue ne le lui permit pas. Charlotte était sur le seuil et venait de sonner
mais la porte n’était pas encore ouverte lorsque la dame traversa la pelouse ; quand le domestique apparut, toutes deux étaient
prêtes à entrer.
L’aise de la dame, son « Comment allez-vous, Morgan ? » et le regard de Morgan en la voyant étonnèrent Charlotte un instant, mais l’instant d’après amena Mr. Parker dans le vestibule pour accueillir sa sœur, qu’il avait
vue du salon, et Charlotte fut bientôt présentée à Miss Diana Parker.
Cette arrivée provoqua plus de plaisir encore que de surprise. Rien n’aurait pu être plus aimable que l’accueil qu’elle reçut
du mari et de la femme. Comment était-elle venue ? Avec qui ? Et ils étaient si heureux de voir qu’elle avait été en état
de faire le voyage ! Il allait de soi qu’elle allait être toute à eux.
Âgée de trente-quatre ans environ, Miss Diana Parker était une femme élancée, de taille moyenne, d’aspect délicat plutôt que
maladif, dotée d’un visage agréable et d’un œil fort vif. Ses manières ressemblaient à celles de son frère par leur aise et
leur franchise, quoique avec plus de décision et moins de douceur dans le ton.
Elle entreprit sans attendre de leur parler d’elle-même. Elle les remercia pour leur invitation mais c’était « hors de question
car ils étaient venus tous les trois et avaient l’intention de louer un logement pour y passer quelque temps ».
« Tous les trois ! Quoi ! Susan et Arthur ! Susan a pu venir, elle aussi ! De mieux en mieux.
— Oui, nous sommes tous venus. C’était inévitable, vraiment. Il n’y avait rien d’autre à faire. Vous allez tout savoir. Mais,
ma chère Mary, faites donc venir les enfants, j’ai tant envie de les voir.
— Et comment Susan a-t-elle supporté le voyage ? Et comment va Arthur ? Pourquoi ne le voyons-nous pas ici avec vous ?
— Susan a supporté cela magnifiquement. Elle n’a pas fermé l’œil un instant la veille du départ ni la nuit dernière à Chichester,
et comme elle n’y est pas aussi habituée que moi, j’ai eu mille craintes pour elle. Mais elle s’est tenue magnifiquement, aucune crise sérieuse
jusqu’au moment où nous avons aperçu ce bon vieux Sanditon, et même alors l’attaque n’a pas été très violente, c’était presque
fini en arrivant à l’hôtel, de sorte que nous avons parfaitement pu la faire sortir de la voiture avec la simple assistance
de Mr. Woodcock. Et quand je l’ai quittée, elle donnait des ordres pour le rangement des bagages et aidait le vieux Sam à
défaire les malles. Elle vous envoie tout son amour et mille regrets d’être une si faible créature qu’elle ne peut m’accompagner.
Quant au pauvre Arthur, il serait volontiers venu, mais il y a tellement de vent que je n’ai pas cru bon pour lui de s’aventurer
jusqu’ici car je suis bien sûre qu’un lumbago le menace ; alors je l’ai aidé à mettre son manteau et je l’ai envoyé vers l’Esplanade
nous réserver un logement. Miss Heywood doit avoir vu la voiture devant l’hôtel. J’ai reconnu Miss Heywood dès que je l’ai
vue devant moi sur la dune. Mon cher Tom, je suis si heureuse de vous voir marcher si bien.
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